Aide de Jeu


Pour : Shadowrun


Auteur(s) :

Mario HEIMBURGER

Illustrateurs(s) :

Ghislain THIERY


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Oedipe

Une aide de jeu pour Shadowrun par Mario Heimburger - Dessins de Ghislain Thiery

" Enfanté du monde, elle en sera la fin "
La bombe humaine

Incoming :

" Salut gars.

 J'espère que tu me reconnais sans que j'aie besoin d'écrire mon nom. Je me méfie depuis quelques temps, et je préfère qu'il n'apparaisse nulle part… J'ai reçu un message l'autre jour. Une de mes adresses figurait sur un fichier de la Lone Star (une affaire à laquelle j'ai été mêlé il y a quelques temps) et visiblement, l'auteur s'est servi de ce fichier pour l'envoi. J'ai pas compris tout ce qu'il y avait dedans, mais ça m'a paru suffisamment important pour que je ne le supprime pas. J'ai pris un risque : des potes qui l'ont reçu également se sont vu flinguer leur deck et leurs comptes d'accès peu après. Certains n'ont même pas eu le temps de le lire. Je ne sais pas trop pourquoi j'y ai échappé, mais j'espère que tu m'en voudras pas si je te mets dans le coup. Fais hyper-gaffe, et surtout, lis le forward en déconnecté.

 Sans rancune, j'espère…
 Bonne chance. "

Transmit begins here :

C'est marrant. Jusqu'à il y a 2 ans, je passais la majorité de mon temps à vous pourchasser, et aujourd'hui, vous êtes peut-être mon seul espoir. Pire : vous êtes peut-être le seul espoir de la liberté !  Je suis Jack Duffilo, lieutenant spécialisé dans les affaires de la matrice à la Lone Star. Ou plutôt, j'étais un agent de la Lone Star, mais j'ai préféré partir.

Je ne sais plus à qui m'adresser, mais j'ai retrouvé un fichier d'adresses. Vous êtes peut-être surpris que nous en sachions autant sur vous… Pourtant la Lone Star en sait beaucoup plus que ce qu'elle veut bien dire. Le marché de l'information est aussi riche pour celui qui la vend que pour celui qui spécule. C'est une de ces affaires qui m'a amené à me cacher comme je le fais. Et qui met ma vie en danger. Et la vôtre aussi, probablement.

Le hangar de Ruston

 Cette affaire a commencé de façon assez banale : le 3 janvier 2058, nous fûmes contactés par une petite entreprise " familiale " qui avait échappé à l'appétit vorace des grandes Corpo. Bakers & Son était une de ces innombrables sociétés de stockage qui avaient vu le jour avant les problèmes de ces dernières années. En échange d'un certain loyer, d'honnêtes citoyens pouvaient laisser des affaires dans des hangars de la boîte, et il était bien entendu que si les clients ne payaient plus, les affaires stockées revenaient de droit à Bakers, qui pouvait ensuite les revendre s'il le désirait.

 Or, un de leurs hangars a été ravagé par le feu. L'affaire n'aurait pas nécessité notre intervention, si on n'avait pas trouvé dans le tas de décombres le reste calciné d'un cadavre qui n'avait certainement rien à faire là. Bakers Senior, devenu trop vieux pour gérer sa société et abandonné par son fils – allé vivre la vraie vie des indiens ! – craignait que cette affaire puisse lui causer du tort dans les dernières années de sa vie. Le hangar ne servait plus, officiellement, à la société – qui ne traitait quasiment plus de nouvelles affaires,  et pour tout dire, personne n'y avait mis les pieds depuis des lustres. Des objets anciens y étaient encore stockés, mais les propriétaires avaient dû mourir durant l'épidémie.

 C'est donc pour innocenter Bakers que nous avons été engagés. Inutile de dire qu'en l'absence de gros revenus, notre enquête fût plus que sommaire. J'étais chargé de cette histoire, mais à cette époque, je devais m'occuper d'une dizaine d'affaires à la fois. Mes observations furent donc limitées.

 Le voisinage ne nous apprit rien de particulier. Un groupe d'individus décrits comme des body-builders très certainement membres d'un culte satanique avait été vu dans le coin, mais sans aucune description précise. Concernant les objets entreposés, rien d'important ne m'apparut au premier coup d'œil. Baker avoua qu'il n'était pas très sûr de la bonne tenue de ses fichiers, mais je n'en avais que faire. L'identification du cadavre n'amena pas de nouvel éclairage sur le sinistre : un vieux clochard de 70 ans, dont on se demandait bien comment il avait pu survivre jusqu'à cet âge avancé dans la rue. Le clodo était connu dans le quartier….

 Mon rapport fût vite tapé : pour moi, le vieux avait voulu passer la nuit dans un endroit moins exposé que la rue (il faisait –15°, à cette époque), et des zonards de passage s'étaient amusés à mettre le feu au mauvais hangar. Point. Affaire suivante.

Alex Vyrdag

 Des mois ont passé sans grand changement, si ce n'est que j'avais de moins en moins de cheveux sur le crâne. Bosser à la Lone Star n'est pas vraiment reposant. Oh ! je me plains pas, les choses se passaient plutôt bien pour moi. Mon taux d'affaires résolues était supérieur aux 70% exigés (l'affaire du hangar en faisait partie : nos chefs ne sont pas exigeants…), et nous autres, agents gradés, bénéficions de certains avantages qui feraient rêver les autres corporatistes. Pourtant, ce boulot use celui que le fait. Ce n'est pas pour rien qu'on rencontre le plus fort taux d'alcooliques et de drogués dans nos rangs…

 Enfin, toujours est-il qu'un jour (je crois que c'était en juillet), mon équipe avait serré une armoire à glace de type Street Samouraï. Je ne saurais dire comment ils y sont arrivés, mais bon, le gars était assis dans la salle d'interrogatoire, et semblait étrangement calme pour ce genre de psychopathes. Je déteste ces câblés et autres grosses brutes. En général, je m'arrange pour les faire descendre en pleine rue, mais on ne peut pas toujours y arriver : nos statistiques exigent un certain quota d'arrestations, et surtout, les bavures doivent être en-dessous d'un certain

nombre chaque mois. Le mec était là, et devant mon écran d'ordinateur, je suivais l'interrogatoire qui était mené par un des mes subordonnés : Mike Hallow. Autrefois, on installait des vitres sans teint, mais franchement, une caméra, c'est tellement plus pratique.

 Le mec me semblait bizarre. Il était cybernétisé jusqu'aux dents, et pourtant, il ne manifestait pas cette instabilité propre aux câblés. Son calme était étrange, presque inquiétant, et je me pris au jeu : je suivais l'interrogatoire avec beaucoup d'attention. On lui reprochait apparemment d'avoir tabassé à mort un petit vieux du nom de Hannymann, mais des caméras l'avaient filmé à l'œuvre.  A Renton, il y a des caméras partout…

 Pourtant, c'était à Bellevue, dans Cardiggan Street, qu'une patrouille l'avait arrêté. Il faut dire qu'il ne passait pas inaperçu dans le quartier. Mike menait l'interrogatoire sans grande imagination. L'affaire était presque entendue, et seules les motivations restaient floues. Régulièrement, le gars (qui avait des papiers au nom d'Alex Vyrdag, nom étrangement absent de tous nos fichiers) parlait d'une sorte de gourou qui le protégeait, une sorte de créateur suprême qu'il appelait aussi parfois Œdipe. L'attitude générale du pseudo-Vyrdag me rappelait effectivement celle de ces adeptes un peu mystiques, qui ne craignaient plus rien, persuadés d'avoir plus raison que tous les autres… Et justement, cela me rappela ce témoignage dans l'affaire du hangar, celui qui faisait mention d'une bande de satanistes. Je ne sais comment l'association d'idée se produisit, mais j'enclenchais immédiatement le micro de mon poste, et intimais dans l'oreillette de Mike la question que ce dernier s'empressa de répercuter à notre client :

Est-ce ça te dit quelque chose, les entrepôts Bakers & Son ?

Ce qui se produisit alors n'était pas prévu : la tête de l'adepte explosa comme un melon trop mûr projeté contre un mur, projetant des éclats d'os et de cervelle dans toutes les directions. Mike, qui s'était approché un peu trop pour poser sa question en fit les frais. Immédiatement, les systèmes anti-incendie de l'étage se mirent en marche, et nous nous retrouvâmes tous sous un arrosage appliqué… Mais à vrai dire, je n'y faisais pas trop attention. J'observais le carnage sur l'écran de mon poste : la salle d'interrogatoire soudainement rouge, le corps sans tête du câblé glissant au bas de sa chaise et le corps sans vie de Mike.

 Une bombe corticale tout ce qu'il y a de plus classique, se déclenchant sur des séries de mots prononcés en présence de la bombe humaine. Et ces mots étaient Bakers & Son. J'aurais pu dire que Mike avait été trop con pour ne pas faire les vérifications élémentaires en cas d'interrogatoire. Un tel implant se détecte très facilement. J'aurais pu crier ma colère, mais je n'aime pas injurier les morts. Cela s'était produit dans nos locaux… Un de plus pour le fichier des bavures…

Hannymann

 En cas de mort d'un employé de la Lone Star, nos dirigeants nous donnent généralement toute la liberté nécessaire à une enquête en profondeur. Généralement ! Il arrive aussi que d'autres affaires soient prioritaires, et c'était le cas cette fois-là. Cela ne nous empêcha pas de faire effectuer par notre labo les analyses qui s'imposaient sur le corps de Vyrdag.

 Nous n'étions pas au bout de nos surprises. Les bombes corticales sont habituellement utilisées uniquement pas les organismes puissants comme les corpos, et généralement implantées sur des humains. Nous ne savons toujours pas à quelle catégorie appartenait le câblé : il avait tellement de cyberware dans le corps, que nos meilleurs spécialistes s'interrogeaient sur la survie de l'individu. Son code génétique était assez étrange, au demeurant. Pas tout à fait humain, mais pas proche non plus d'un elfe ou d'un troll. Avions-nous affaire à un cas nouveau de créature magique ? A cette époque, le dossier se refermait sur cette question.

 Plusieurs semaines se passèrent encore avant que je ne rouvre le dossier que j'avais laissé sur mon disque local en attendant de pouvoir classer l'affaire. Deux éléments me semblaient vraiment curieux. Bakers & Son ne pouvait pas être mêlé directement au problème. Ou alors, le vieux cachait bien son jeu. Pourtant, c'est bien la mention de la société qui avait fait exploser le crâne du mutant. Et cela signifiait forcément que quelqu'un avait quelque chose à cacher à tout prix… Je téléchargeais depuis les archives le dossier du hangar, et me mis à le relire, tranquillement, en attendant que l'inspiration me vienne.

 Il ne fallut pas longtemps.

 C'est en relisant la liste des clients de Bakers qu'une relation entre les deux affaires m'apparût. Hannymann. Je ne sus pas tout de suite pourquoi ce nom m'avait frappé, avant de me rappeler que c'était le nom du vieillard qui avait été tué par Vyrdag. Hannymann avait également déposé des affaires dans le hangar de Bakers. D'après le fichier, cela consistait en un ensemble de matériel de bureau (chaises, armoires, ordinateurs, etc.) ? Bakers n'était pas du genre à poser des questions à ses clients, mais avait annoté ce dépôt d'un simple mot : " faillite ". Probablement voulait-il dire par là que c'était un client à surveiller, et qui manquerait sûrement bientôt d'argent. Pourtant, les mensualités furent payées jusqu'au bout. Jusqu'à l'incendie.

 Il commençait à y avoir un sens dans cette histoire, et mon flair me disait qu'il se cachait peut-être plus derrière cet incendie et cet assassinat…

Retour chez Bakers & Son

Je repris contact avec Bakers, que je retrouvais dans une clinique pourrie de Tacoma. Son fils était auprès de lui, revenu de son stage indien, probablement attiré par l'odeur de l'héritage. Il me dévisagea avec mépris avant de quitter la pièce, et je pus m'entretenir avec le vieux malade. Des pustules lui couvraient le visage, et de certains d'entre eux suintaient un liquide purulent. J'avais déjà vu des malades de ce genre. En général, leur espérance de vie est très faible. Bakers pourrissait sur pied, une nouvelle variante de la lèpre qui avait refait surface. Je savais qu'avec mes assurances je ne risquais rien,  mais il m'était difficile de surmonter mon dégoût.

- Si j'avais su, j'aurais économisé le pognon de votre enquête, dit-il en remarquant mon air inquiet

- Oui, certainement ! Mais vous n'auriez pas pu en profiter davantage. Au contraire, je vous offre pour le même prix un complément d'enquête.

Il siffla avec un humour de moribond. Mais l'heure n'était pas à la pitié. De toute façon, il n'aurait pas su quoi faire de ma pitié. Je continuais :

- Tout n'avait pas été détruit dans l'incendie, n'est-ce pas ? Il m'avait semblé que certaines parties avaient quasiment échappé aux flammes.
- Ouais, aboya-t-il soudainement. Mais, si c'est l'assurance qui a porté plainte… De toute façon, je n'ai rien revendu.

On s'approchait de ce qui m'intéressait. Inutile de dire que seules les affaires de Hannymann me préoccupaient.

- Justement, c'est l'assurance qui m'envoie (un mensonge sans conséquence pour lui, me dis-je), et ils sont prêts à oublier ce problème en échange de la restitution des objets déclarés sinistrés.
- Shivatji ! hurla-t-il à l'encontre de la porte. Son fils entra précipitamment. Regarde ce type, comment… ? Jack Duffilo. Il est de la Lone Star. Conduis-le dans le hangar C. Laisse-le prendre ce qu'il veut dans le lot brûlé. Après tout, rajouta-t-il en se tournant à nouveau vers moi, qu'est-ce que ça change ?

En effet, qu'est-ce que ça changeait pour lui ?

Son fils ne semblait pourtant pas du même avis. Shivatji (son nom indien) s'appelait en réalité John Bakers. Sa politesse était aussi consistante qu'une citrouille passée sous un rouleau compresseur, et il me fit attendre plus d'une heure devant le hangar C, le lendemain, alors que nous avions pourtant convenu d'une heure raisonnable. Probablement espérait-il que, lassé d'attendre, je m'en aille pour ne jamais revenir. Mais on nous entraîne également à la patience, à la maison mère. Et à sa mine colérique, je compris que j'avais marqué un point.

Il me fit entrer dans le hangar C, mais ne m'autorisa pas à fouiner. Alors que je regardais l'incroyable amas de bric-à-brac, il m'entraîna jusqu'à un coin relativement dégagé de l'entrepôt pour me montrer un tas d'affaires à moitié carbonisées. Je n'allais pas avoir la tâche simple : il n'y avait aucun classement, aucune étiquette qui indiquait le propriétaire. Je ne pouvais me fier qu'à la liste des articles versée au dossier. Dans l'immonde tas de débris et de vieilleries, je ne remarquais bientôt qu'un seul objet que je pouvais rattacher à coup sûr à la " collection Hannymann " : un vieil ordinateur de génération 7, qui datait de l'époque où l'on comptait encore la puissance d'un processeur en GigaHertz ! Evidemment, ce poste n'avait jamais été connecté à la matrice, mais où pouvais-je trouver quelqu'un de suffisamment compétent pour faire marcher cette antiquité ? D'autant plus que l'appareil avait l'air d'avoir été sérieusement endommagé par l'incendie : le boîtier extérieur avait fondu par endroit, et j'imaginais ce que la chaleur avait pu causer comme autres dégâts aux puces intérieures…

Quoi qu'il en soit, après un rapide coup d'œil au reste des objets entreposés, je décidais que le vieux PC était la seule chose qui méritait d'être emmenée. Je le pris sous le bras et pris congé de Bakers fils, qui ne manqua pas au passage de jeter un regard soupçonneux sur ce que j'emmenais. J'aurais pu le rassurer sur la valeur marchande de l'antique ordinateur, mais après tout, la colère et la méfiance des individus face à la Lone Star nous aide dans bien des cas…

La Chronologie Hannymann

" Il est foutu, ton zinzin ! " me dit après un rapide examen Hernie Malkhan, le technicien du labo. " D'abord je passe une heure à bricoler et à souder les câbles d'alims et de branchement écran, et tout ça pour voir que le truc ne démarre même plus " !

 C'est terrible les techniciens : d'abord enthousiasmés par un défi comme celui que je présentais, et finalement déçus lorsqu'ils arrivaient au bout sans résultat tangible…

- Tu peux pas récupérer des données ? Y' a sûrement l'équivalent de cristaux de données là-dedans, non ?
- Ouais, sûrement. Sauf qu'on appelait ça un disque dur, et que c'est une antiquité. Comment tu veux que je récupère ça ? Il me faudrait un ordi similaire pour faire l'essai…
- Lorsque la Lone Star a été créée, on a récupéré pas mal de vieux matériel de la police de l'époque, non ? Qu'est-ce qu'on en a fait ?

Son regard s'illumina, tandis que la même idée lui traversait l'esprit. Après un rapide détour au sous-sol, un dépoussiérage intensif et quelques manipulations auxquelles je ne comprenais rien, Hernie était en train de scruter à l'aide d'un programme qu'il venait d'improviser en faisant souvent appel à un vieux manuel trouvé dans un carton à côté des anciens postes informatiques de la police. Mais les choses ne semblaient pas se passer comme il l'avait espéré. Finalement, au bout d'un temps qui me parut infini et qui me fit remarquer que le labo ne disposait pas de machine à café en état de fonctionner, Herbie me fit son rapport :

- Bon. Visiblement, l'ancien propriétaire s'en servait jusqu'à assez récemment. Les métadonnées de fichiers indiquent des dates assez récentes, moins d'un an. Mais un formatage a eu lieu, une remise à zéro, si tu préfères. Et pas un simple effacement des tables de fichiers : un formatage bas niveau, et efficace !
- C'est du charabia, pour moi, tout ça. Y' a des données, oui ou non ?
- Apparemment, le formatage ne s'est pas achevé. La machine a lâché avant la fin, et il reste quelques bribes. Notamment les derniers fichiers en date. Seulement, c'est pas lourd. Et en plus, je peux te récupérer le texte, mais tu perdras toutes les mises en formes et autres fichiers. Si ça te dit…
- Envoie toujours ! Je regarderai ça tranquillement depuis mon bureau.

Deux heures après, je reçus le message attendu. Le contenu me laissa perplexe. Je passais le reste de la nuit à lire les quelques centaines de pages que Herbie était parvenu à extirper du disque. Je ne savais pas trop si je devais remercier le destin d'avoir détruit les milliers de pages restantes…

Une grande partie des données représentait une sorte d'histoire de la science, appliquée à certains processus neuro-biologiques ou informatiques. Il était notamment question des machines de Von Neumann, un modèle théorique de machine idéale, partageant ses ressources entre la nécessité de s'auto-réparer en se dupliquant et la fonction pour laquelle elle était conçue. Un modèle sur lequel était basé la plupart des virus informatiques.

Puis vint un compte rendu des premières expériences en nano-technologies, depuis la construction des premières versions de mono filaments à base de structures carbonées simples jusqu'à leur exploitation par les laboratoires IBM pour la création de mini- disques de stockage à base de composés biologiques. Le fonctionnement des transistors neuronaux biologiques, que des chercheurs espéraient voir remplacer les transistors à base de silicium, était également longuement expliqué. En particulier le problème auquel s'étaient heurtés les chercheurs au début du siècle : une fois que le transistor ainsi obtenu était activé, il restait dans l'état actif jusqu'à destruction de la cellule…

Enfin, un long article décrivait la découverte de la notion d'apoptose, ou suicide cellulaire. Une théorie développée vers les années 2001 et qui explique que chaque cellule vivante possède en elle la possibilité de se " suicider ", ou plutôt de se laisser mourir si elle ne recevait pas une certaine quantité d'informations chimiques.

Tout cela n'éclairait pas ma lanterne sur l'affaire en cours. Mais les choses devinrent nettement plus concrètes lorsque j'abordais les dernières pages : une chronologie succincte qui avait enfin un lien clair avec le réel. En voici un extrait :

2012 : Départ de Cryonics Computer Corporation
2013 : Création de BioTik
2015 : Mise en chantier du projet "Cellule autonome".
2020 : Réduction de budget recherche
2022 : Le projet "Cellule" est terminé. Officiellement, un échec.
2026 : Déménagement Cardiggan Street
2028 : Début du projet "Jenny"
2035 : Rachat par Fuchy
2037 : Réduction de budget. Réaffectation de l'équipe.
2040 : Absorption complète de l'équipe. Fin de Biotik.
2042 : Jenny croît
2044 : Jenny parle

Visite nocturne

La lecture de ces longues pages techniques m'avait épuisé. Manquant de Prophitaïne, j'optais finalement pour un repos " normal " et regagnais mon domicile pour quelques heures de sommeil. J'avais la chance de pouvoir bénéficier d'horaires assez libres (seules les statistiques comptent)…

Cela fait cliché de dire que je ne m'attendais pas à voir mon appartement saccagé : un bon flic n'est jamais pris au dépourvu. Pourtant, j'avoue que je suis resté quelques longues secondes dans l'encadrement de la porte, contemplant les dégâts : mon matériel sono mis à terre, mon ordinateur écrasé, l'écran détruit, mes chaises brisées, une de mes tables reposant sur deux pieds… Une destruction sommaire, organisée. Du vandalisme pur et simple : mes classeurs étaient intacts, mes objets de valeurs reposaient encore à leur place. Même mon revolver de secours se trouvait encore dans le tiroir de la commode où je l'avais placé. Ceux qui avaient fait ça ne cherchaient rien, et n'avaient rien pris. C'était un avertissement, un message.

Mon vidéophone (laissé intact par mes visiteurs) se mit alors à sonner, bruit incongru, étrangement familier au milieu de ce carnage, à 4 heures du matin. Je me frayais un chemin jusqu'à mon terminal, et hésitais quelques instants avant de décrocher. Par précaution, je mis en place l'enregistreur de session. A défaut d'enregistrer une preuve, je pourrais au moins m'en servir pour chercher des indices…

Je n'étais pas au bout de mes surprises : c'est le visage d'un gamin qui apparut. On pouvait lui donner 8 ans, bien que son visage soit étonnamment calme. Ses traits étaient précis, à la limite de la perfection. Il ressemblait à un ange, ou à un démon, mais ses yeux étaient froids. Il me regardait et j'eus trop tard l'idée de couper ma caméra. C'était trop tard : je ne parvenais plus à éloigner mon regard de ces yeux. Et soudain, j'eus l'intuition que ce gamin n'existait pas : il était dans sa construction, dans sa perfection même, une anomalie : un construct de la matrice, un Persona.

Quand il choisit enfin de parler, après quelques instants de silence tendu, ce fut d'une voix à l'image de son être : synthétique et parfaite. Il ne prononça que quelques mots avant de raccrocher :

" Ce n'est pas grave, dit-il. Cela passera. Tout finit toujours par passer… "

Longtemps après que l'écran fut redevenu vide, j'actionnais le bouton de re-vision. " Aucune conversation enregistrée " m'indiqua l'appareil d'une voix féminine informatique. Ca, c'était trop !

Riposte

Je n'aime pas être pris au dépourvu, et cet événement fit sur moi l'effet d'un tube entier de stimulants. J'essayais bien de dormir une heure ou deux dans ce qui restait de mon lit, mais la colère, qui était née après la stupéfaction eut le dessus. Je me mis à lister les différentes pistes possibles :

Une rapide connexion sur mon compte de communication m'apprit que je n'avais pas reçu d'appel durant toute la nuit. Mes ennemis, quels qu'ils soient, avaient donc la possibilité de pirater beaucoup de choses. Ils devaient certainement bénéficier de l'appui de quelques deckers.

Une autre question restait en suspens : quels sont mes actes qui ont contribué à leur mettre la puce à l'oreille ? Le passage chez Bakers & Son ? Le fils avait-il lâché le morceau ? L'entrepôt était-il surveillé ? Ou était-ce à un niveau différent qu'il fallait chercher ? Mes ennemis avaient-ils un agent dans la maison mère ? Peut-être quelqu'un qui les renseigne discrètement sur mes agissements… Je virais à la paranoïa. Une qualité en temps ordinaire, mais il fallait absolument que je me calme pour mener mes investigations de façon cohérente.

Je ne pouvais que reprendre l'investigation là où je l'avais laissée. La chronologie contenait beaucoup de références à BioTik Corporation. Par le nom même de cette entreprise, je pouvais deviner qu'elle avait quelque chose à voir dans cette histoire.

Je retournais rapidement au bureau pour accéder à nos bases de données. BioTik avait été mise en faillite en 2035, cela faisait déjà un bon petit moment. Pourtant, je n'eus pas beaucoup de difficultés à voir que l'entreprise avait été reprise en grande partie par Fuchy, les géants de l'informatique. Bien sûr, les repreneurs avaient exigé un sérieux dégraissage : près de 80% des employés de BioTik furent mis à la porte ou plutôt " choisirent de partir ", selon le terme officiel du communiqué de presse. Seules les têtes pensantes de la société furent intégrées dans un des laboratoires de recherche de Fuchy.

Je consultais également les statuts et anciens actionnaires de BioTik, et je retrouvais dans ces fichiers une vieille connaissance : BioTik avait été fondée par deux associés, sortes de golden boys de l'informatique qui avaient décidé de devenir indépendants. Le premier, Erwyn Callumine, était devenu chef de projet chez Fuchy après la débâcle. L'autre avait choisi de quitter la société au moment de la faillite : il s'appelait Luca Hannymann !

Des amis de cinquante ans !

Erwyn Callumine était la caricature de sa position : un respectable chef de projet, calculateur et efficace. Sa masse énorme, résultante de nombreux pots, cocktails et repas d'affaires emplissait le fauteuil de cuir qui faisait office de trône. Le bureau de réception, destiné à impressionner les visiteurs, était aussi soigné qu'une pièce pouvait l'être : moquette épaisse, reproductions de tableaux de maîtres, bar fourni, écrans d'ordinateurs diffusant des spots publicitaires Fuchy implantés dans les murs, derrière Callumine.

Ce dernier me regardait avec un air curieux. J'avais tenté d'obtenir une couverture officielle pour mon enquête, mais dès qu'on touche à une grande corpo, nos supérieurs sont frileux. Callumine avait accepté de me recevoir malgré cela, dès que j'avais prononcé le mot magique Hannymann.

- Monsieur… Duffilo ? Je n'ai pas beaucoup de temps à vous consacrer, aussi je vous demanderai d'être bref.

Ses bajoues ondulaient lorsqu'il parlait. Son front largement dégarni se plissait sous une expression ampoulée. Visiblement, l'homme ne se prenait pas pour rien. Je déteste ce genre d'individus.

- Très bien, M. Callumine. Je suis sur une affaire qui a déjà fait quatre victimes, dont un agent de la Lone Star. Je ne parle pas des dégâts matériels. Pour le moment, aucune corpo n'est touchée, mais j'ai dans l'idée que la situation pourrait prochainement dégénérer. Tout porte à croire qu'une des clés du problème soit votre ancien collègue, Luca Hannymann. Je souhaite que vous me disiez tout ce que vous savez sur cet individu.
- Vraiment ? (ses yeux prirent une expression d'amusement féroce qui ne me dit rien qui vaille). Eh bien, si vous avez mené votre travail d'enquête avec compétence, vous devriez déjà savoir que vous n'apprendrez de moi que des détails négatifs sur M. Hannymann.

Le mot avait presque été craché… Je le laissais poursuivre :

- Luca et moi avons fondé la société BioTik. A l'époque, de nombreuses études semblaient démontrer que l'avenir de l'informatique se situait dans des processus biologiques. Les réseaux neuraux " siliconés " tournaient mal et la coordination était complexe. L'utilisation de cellules nerveuses pour assurer les commutations semblait être une solution préférable. Je me suis laissé convaincre et j'ai apporté les capitaux nécessaire au suivi du projet. Nous fîmes appel à une poignée de spécialistes motivés, et il ne nous fallut que quelques mois pour obtenir de premiers résultats. Rien de bien tangible : cela n'avait un intérêt que dans le cadre de la recherche pure : aucun application n'était en vue, mais cela nous encouragea. Mais les mois passèrent, et bien que nous fîmes beaucoup de progrès, nous étions toujours loin derrière les technologies dites classiques. Petit à petit, l'argent commença à manquer. J'ai proposé à Luca de mettre de l'eau dans notre vin, de poursuivre une activité dans les technologies à base de silice tout en continuant nos recherches, mais il objecta que cela nous ralentirait d'autant plus. Il tenait de source sûre que d'autres corporations étaient sur le coup, et ne voulait pas prendre de retard.
- Vous voulez dire que vous n'aviez pas d'autres activités que la recherche ?
- Aussi étrange que cela peut paraître, c'est effectivement le cas : outre l'investissement initial, nous recevions parfois des subventions, et d'autres dons de la part d'entreprises intéressées. Mais seulement au début : il devint évident que la technologie biologique n'apportait pas les résultats escomptés. En 2014, la donne fut changée : les difficultés financières nous obligèrent à changer de stratégie : nous fîmes entrer d'autres investisseurs dans le capital, qui exigèrent la diversification des activités. Luca fut écarté du conseil d'administration, mais garda le contrôle sur la recherche. C'est moi qui fût chargé de remettre sur pied BioTik, et j'y parvins assez bien. Mais Luca n'accepta jamais la diminution du budget recherche.
- Pendant toutes ces années, qu'avez-vous produit ?
- Nous avons investi dans la fabrication de pièces détachées électroniques : puces de contrôles, processeurs personnalisés, etc. Nous les vendions, mais cela suffisait à peine à assurer la survie de l'entreprise. Luca n'obtenait du coup plus de résultats dans sa recherche, mais il n'arrêta jamais de demander des crédits. Nous les lui accordions au compte-gouttes. Nous nous étions résolus à le laisser dans son placard, au 113 Cardiggan Street à Belleville, avec une petite équipe. La crise de 29 acheva de nous couler : nous avions des dettes à n'en plus finir. Pendant quelques années, nos partenaires acceptèrent de nous aider, mais connaissant des difficultés eux-mêmes, ils ne purent nous soutenir longtemps. En 2035, Fuchy racheta notre entreprise.
- Et Hannymann ? Est-il parti de son plein gré ?
- Nous ne l'aurions pas gardé, de toute façon. Mais il a été pour une fois plus malin que nous tous : il a disparu, en emportant avec lui toutes ses observations. Nous nous sommes rendus compte qu'il travaillait quasiment seul pendant toutes ces années, ne laissant à ses subordonnés que des tâches annexes. Nous ne savons pas à quoi a servi tout l'argent accordé à la recherche. Et les cadres de chez Fuchy ont été très mécontents de l'apprendre !

Je réfléchis un moment en silence : je ne savais pas très bien où cette histoire allait me mener. Des recherches qui n'aboutissent pas. Une inimité entre Fuchy et Hannymann. Sa disparition subite…

- Comment décririez-vous Luca ? Quel genre d'homme était-il ?
- Oh ! Le plus obstiné qui soit ! S'il s'était mis dans la tête que le soleil se lève à l'ouest, il eut été difficile de l'en dissuader… C'est comme cela qu'il nous a perdu : en tentant de rester dans la voie qu'il s'était lui-même tracée, alors que tout le monde s'accordait à dire que c'était une voie de garage.
- Et … (j'hésitais, mais qu'avais-je à perdre ?) … ce ne serait pas par hasard Fuchy qui chercherait à tuer Hannymann ?

Je vis dans ses yeux que ma question l'estomaquait ! Il se reprit toutefois assez vite…

- Ce ne serait pas impossible… mais je ne crois pas ! Ainsi donc, quelqu'un cherche à le tuer ? Il serait encore en vie ? Intéressant. Je crois que nos supérieurs préféreraient le retrouver vivant, pour au moins récupérer une partie de ses recherches. Non : je crois que si nous l'attrapions, nous commencerions par lui faire avouer ce qu'il sait. Et ensuite, nous vous le remettrions : cela fait maintenant des années qu'une plainte a été déposée contre lui : espionnage industriel, détournements de fonds et escroquerie… Je comprends qu'il se cache.

Une histoire de fous

De retour au bureau, je vérifiais l'une ou l'autre information. Je fus surpris de ne trouver aucune trace de la plainte déposée contre Hannymann. Callumine m'avait-il menti, ou la plainte avait-elle été annulée ? Je vérifiais l'adresse du prétendu laboratoire de BioTik, à Belleville. Effectivement, le bâtiment avait appartenu à la société, mais avait été racheté il y a 10 ans par un groupe médical pour le transformer en hôpital psychiatrique.

C'était tout de même une sacrée coïncidence que ce câblé de Vyrdag ait été arrêté dans la même rue… Je décidais de jeter un coup d'œil sur place….

L'asile ressemblait effectivement à un laboratoire de recherche corporatiste : une sorte de grand hangar sur un seul étage, avec de solides fenêtres grillagées et une enceinte de sécurité tout autour. Les nouveaux propriétaires avaient eu le bon goût de supprimer les barbelés qui ornaient jadis la grille, mais avaient gardé la petite guérite à l'entrée. Son usage avait changé : de poste de garde, c'était devenu l'accueil des  visiteurs.

L'apparence de l'individu chargé de l'accueil me démontra que mon intuition avait été juste : il s'agissait quasiment d'un clone de Vyrdag : une brute épaisse à l'allure calme et déterminée. Sous bien des aspects, il avait même l'air accueillant ! A ma demande, il prit contact avec la direction de l'hôpital, et me proposa de pénétrer à l'intérieur du bâtiment principal. Il n'avait pas tiqué lorsque j'avais annoncé ma fonction au sein de la Lone Star, mais je ne me sentais pas rassuré pour autant : je n'avais dit à personne où je me rendais…

Après avoir passé la porte vitrée, je fus accueilli dans le petit hall par une infirmière indienne, qui fut bientôt rejointe par un jeune homme en blouse blanche également :

- M. Duffilo ? s'enquit-il en me tendant la main. 
- Absolument… et vous êtes … ?
- Hermann Blomquist. Je dirige cet établissement. Si vous voulez bien me suivre jusqu'à mon bureau…

Je n'eus pas loin à marcher, mais j'observais à dessein l'homme qui me précédait. Il semblait un peu jeune pour diriger un établissement médical. Ses traits étaient soignés, et il aurait été plus à son aise dans un cabinet d'avocats ou au sein du staff commercial d'une corpo. Tout jusqu'à ses cheveux trahissait des soins constants autour de sa personne : quelqu'un qui devait avoir un niveau de vie assez confortable.

Nous ne nous étions pas beaucoup enfoncés dans le bâtiment, juste assez pour que je devine un petit jardin intérieur et l'entrée de la section des malades (séparée de la section administrative par une solide porte en métal).

Le bureau dans lequel il m'introduisit était relativement petit. Deux simples chaises de métal faisaient face à un bureau austère, derrière lequel un fauteuil en PVC ne dénotait pas. Sur le mur de côté, quatre écrans vidéos montraient différentes pièces du bâtiment. Deux étaient fixes et montraient des infirmiers qui s'entretenaient avec des patients dans ce qui ressemblait fort à nos pièces d'interrogatoire, les deux autres écrans passaient d'une vue à l'autre, et je ne fus pas surpris de constater que mon visage scrutant les écrans s'y trouvait reflété : même le bureau du directeur était équipé d'une caméra !

- En quoi puis-je vous aider, inspecteur ?

Je gardais le silence un moment (technique de base pour faire monter la tension)

- Depuis combien de temps dirigez-vous cet établissement ?
- J'ai été recruté il y a deux ans. Y a-t-il un problème quelconque ?
- Dans quelles conditions avez-vous été recruté ? poursuivais-je sans répondre. Et par qui ?
- Euh… (il commençait à devenir nerveux). J'ai été recruté suite à une annonce publiée sur la matrice. Je venais d'obtenir mon … diplôme et je répondis immédiatement à l'offre alléchante. Peu après, je fus recontacté par un cadre de CalTech qui m'engagea assez rapidement. Il avait un nombre important d'informations sur mes études, était capable de me donner toutes mes notes, toutes mes remarques. L'entretien fut rapide.

- Vous étiez bon à ce point ?
- … Je pense … Enfin, oui ! Du moins, CalTech m'a jugé suffisamment bon pour cela.
- Et votre personnel d'accueil, vous le recrutez où ?
- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler…
- La montagne à l'entrée du bâtiment !
- Ah ? Ils étaient déjà en poste quand je suis arrivé. CalTech a insisté pour que je ne modifie pas la donne au niveau du personnel sans leur accord. Ils font bien leur travail.

A ce moment, la porte s'ouvrit, et l'infirmière qui m'avait reçu fit un signe au directeur.

- Excusez-moi, je reviens de suite

Je mis à profit cette diversion pour réfléchir à la situation. Blomquist n'était peut-être qu'un homme de paille à qui l'on achète le silence. La clinique cacherait-elle des expériences bio génétiques ? Est-ce cela que Hannymann avait découvert : du cyberware biologique ? Et ce gamin de l'autre nuit, quel rapport ? Je commençais à être agacé d'avoir si peu de réponses, et mes yeux revinrent bientôt aux écrans. Dans l'une des cellules, l'infirmier avait laissé son patient seul. Celui-ci oscillait sur sa chaise, dans un état catatonique. Pourtant, ses lèvres remuaient. Je m'approchais de la console, et actionnais rapidement le bouton volume pour tenter de saisir ce qu'il disait :

- … pas de ma faute. Je ne voulais pas le faire… pourquoi vous continuez à me harceler ? Laissez-moi tranquille…
- Je veux comprendre, c'est tout.

Mon cœur cessa de battre un instant : il n'y avait personne d'autre dans la pièce avec le patient, et pourtant, la voix qui venait de lui répondre était celle de l'enfant, celui qui avait terminé le travail d'intimidation de l'autre soir. Cette même voix, trop parfaite pour être vraie, presque androgyne.

- Je ne sais pas si tu mérites le pardon, continuait la voix devant le patient de plus en plus paniqué. Est-ce que tu mérites d'exister. Est-ce que je mérite d'exister ? D'après toi, qu'est-ce qui peut justifier nos existences ?
- Aah… Je ne sais pas (le patient semblait en proie à une hystérie grandissante devant la voix calme et atone de son interlocuteur)… je ne sais pas…

La patient éclata en sanglots et se perdit en une longue plainte dans laquelle on reconnaissait ces mêmes mots : je ne sais pas. Soudain, je ressentis une espèce de tension. Et la voix de l'enfant reprit. Mais cette fois-ci, elle s'adressait à moi, car elle dit : " Bonjour, M. Duffilo… ".

Lorsque Blomquist revint dans son bureau, il me fixa longuement : mes cheveux s'étaient hérissés sur mon crâne, et les plaintes du patient raisonnaient encore dans le bureau.

- Je suis désolé, inspecteur, dit-il en coupant le son du moniteur. Je dois m'absenter. Peut-être pourrions-nous remettre cette conversation à plus tard ?
- Oui… répondis-je, mal assuré. Je vous contacterai au besoin.

J'étais pressé de quitter les lieux.

Embuscade

Je regagnais rapidement mon véhicule, que j'avais garé dans la rue transversale. J'avais du mal à me remettre de mes émotions. Je commençais tout doucement à soupçonner une présence malveillante, une intelligence directrice de tous ces événements. La pièce qui manquait à mon puzzle. Quelque chose qui détient un pouvoir important… et qui connaît mon nom, mon adresse, mon boulot. Et toujours aucune preuve. Rien qui puisse justifier l'ouverture d'une enquête officielle sur l'asile, sur CalTech, sur BioTik (ou ce qu'il en restait). Ca ne s'annonçait pas tout rose…

Je remarquais trop tard les quatre individus qui s'étaient approchés de moi : deux me suivaient (peut-être depuis l'hôpital) tandis que les deux autres arrivaient en face. Malgré leur haute stature, ils passaient quasiment inaperçus : ils avançaient sans nervosité aucune, droit sur moi. Des dignes représentants de cette nouvelle cybertechnologie génétique que j'imaginais.

Le premier m'assena un coup de poing violent à l'abdomen avant que je n'ai eu le temps de dégainer mon revolver. Le coup me plia en deux, et le second larron en profita pour m'écraser au sol d'un coup de haut en bas. A terre, je cherchais à retrouver mon souffle, mais déjà les coups de pieds pleuvaient. Malgré la douleur, je pus voir les visage de mes assaillants. Ils semblaient froids et méticuleux : des tueurs professionnels.

Je pus enfin saisir mon arme, mais un nouveau coup de pied l'envoya valser contre ma voiture. Désarmé, à terre, face à quatre brutes, je ne voyais plus qu'une seule solution : j'appelais à l'aide. Cela ne sembla pas émouvoir mes attaquants. Ils ne craignaient rien. Pourtant, l'un d'eux mit rapidement la main à son cou, et s'effondra quelques instants plus tard, laissant les autres désemparés. Je n'avais pas entendu de coups de feu, mais quelque chose semblait s'être produit. Je perçus à quelques distance une silhouette, en position de faire feu. L'homme d'un certain âge, sec et noueux, tenait entre ses mains une espèce de pistolet lance-aiguille, une sorte de seringue hypodermique à distance.

Avant que mes adversaires n'aient eu le temps de réagir, un deuxième avait été touché. Il s'effondra de la même façon. Son visage soudainement convulsé. Les deux autres décidèrent alors de changer de tactique et foncèrent droit sur le vieillard. Le premier chuta de la même façon, mais le deuxième assena un violent coup au visage du vieux.

J'avais eu le réflexe de retrouver mon arme, et je visais soigneusement. Avant qu'un deuxième poing ne s'écrase sur le corps frêle de mon mystérieux sauveur, je pus viser et faire feu. J'avais bien touché : la balle s'enfonça dans le crâne du monstre, qui s'effondra secoué de spasmes.

Avant que je n'aie pu me relever, le vieillard courut vers une ruelle voisine, avec une agilité surprenante pour quelqu'un de son âge. Mes muscles encore endoloris par les coups, le sang coulant sur mes yeux, je me mis à boiter à sa suite. Mais je ne pus le rattraper.

Je revins à ma voiture pour me retrouver au milieu des quatre corps étendus sur le sol. Les sirènes annonçaient déjà la venue de mes collègues…

Le pouvoir de l'information

Un peu plus tard, je me retrouvais au siège de la corpo dans le bureau du chef. Les corps de mes agresseurs avaient été rapidement évacués avec la célérité et l'efficacité propre à la Lone Star : en quelques minutes, toutes traces du forfait avaient été photographiées, scannées, analysées et nettoyées.

J'aurai dû me douter au regard que me lançait le capitaine Homes que quelque chose ne tournait pas rond. J'avais fini de lui raconter ce qui s'était passé, sans rien omettre de la situation (sauf la petite visite nocturne dont j'avais été victime).

- Jack. Tu es de la maison depuis combien de temps, maintenant ? Dix ans ? C'est un sacré bout de chemin, ça, pour un officier de la maison. Même moi, ça fait pas si longtemps que je suis là…

Son ton était condescendant. Ca ne me plaisait pas du tout…

- Non… Howard… tu ne peux pas me faire le coup du surménage. Les faits sont là : on m'attaque en pleine rue, y' a des cadavres quand même ! Et puis, je suis allé voir Callumine ! Il existe aussi, lui…
- Ce n'est pas ce que je voulais dire, Jack. Tu le sais très bien…

Il tourna l'écran de son ordinateur de bureau vers moi, et appuya sur une touche du clavier. Un petit film vidéo défila sur l'écran. Son contenu était hallucinant.

Cela représentait la petite salle d'interrogatoire dont disposait ma section. Alex Vyrdag y était installé, comme je l'y avais vu : calme, détendu et particulièrement inquiétant. Mais ce n'était plus Mike qui menait l'interrogatoire : j'y étais en personne… A l'évidence, le film avait été truqué. Mais c'était un travail de pro. Et ils avaient même réussi à imiter ma voix avec une précision troublante.

- Bon, écoute… Que ça te serve de leçon : toute cette affaire est finie. Si jamais toi ou un de tes copains débarque, je t'assure que les choses vont devenir autrement plus violentes… (même les intonations de colère étaient réalistes… Comment pouvait-on réussir cette mystification ?).
- Monsieur Duffilo, répondit Vyrdag sans se départir de son calme, le gros Guiseppe ne sera pas très content d'apprendre que les arrangements ne tiennent plus…
- Je m'en fous ! Ecoute, Guiseppe me sous-paie. Pour tous les services que je lui rends, je mérite beaucoup plus. Mais il persiste à se foutre de ma gueule. Tu peux lui dire que désormais, on est plus dans le même camp, et qu'il va bientôt être dans la merde jusqu'au cou !
- Jack…, Vyrdag s'était levé,  Jack… Tu n'es qu'un lâche, doublé d'un trou du cul !

Mon double sur l'écran resta un instant en silence, les poings serrés. Puis, il sortit de sa poche une espèce de pastille et passa sa main dans les cheveux du monstre.

- Bon, tu l'auras voulu… Il y a plusieurs façons de délivrer un message…

Je (il) appuya sur un bouton, et la porte s'ouvrit. Mike se tenait dans l'encadrement. Mon double lui dit quelques mots à l'oreille, et Mike acquiesça.  Bientôt, Mike se retrouva seul dans la pièce.

- Bon. Le lieutenant souhaite que tu me parles de Guiseppe Marcionni.

A ce moment, la tête de Vyrdag explosa avec les conséquences que je connaissais pour ce pauvre Mike…

Longtemps après la fin de la vidéo, je gardais le silence. Mon cerveau tournait à toute vitesse, tellement vite que j'avais l'impression que j'allais le perdre bientôt ! Que venait foutre le gros Guiseppe, un des parrains du crime organisé, dans cette histoire ? Et qu'est-ce que toute cette mascarade veut dire. ?

Je regardais Howard ne sachant pas quoi dire. Le regard qu'il me retourna était parfaitement éloquent : il avait l'expression de quelqu'un qui doit faire quelque chose qu'il ne souhaite pas…

- Jack…

Les mots lui manquaient, et je ne savais toujours pas quoi dire.

- Jack, y' a des choses louches qui se passent en ce moment. Y'a des dossiers entiers qui ont disparus, et les logs indiquent que c'est toi qui y a accédé en dernier. Et puis ces types, qui t'ont attaqué, y' a que des gars très riches qui ont pu leur payer tout ce cyberware ! Si tu t'es mis dans le pétrin, parle-m'en, s'il te plaît… En dix ans, il se passe toujours beaucoup de choses dont on est pas toujours fiers…
- Howard, non, je .… Ecoute, je ne comprends rien à ce qui se passe, je … - une idée me vint : écoute, demande donc à Higgs, il était avec Mike quand ils ont serré ce type ! Il te dira que ça s'est pas du tout passé comme ça !

Le capitaine Howard Homes détourna le regard…

- Jack ! tu t'enfonces ! Higgs ne s'est pas présenté ce matin. Merde ! Qu'est-ce qu'il se passe avec toi, bordel !
- Quoi ? Higgs… ?

Le regard du capitaine revint vers moi… Il était aussi dur que je le craignais.

- Je n'aime pas ça… Il va falloir que je te mettes à pied. Le temps que l'enquête se fasse… Rend moi ta plaque, et ton pétard… Et ne quitte pas la ville…

Contact

Je n'avais pas touché à la bouteille depuis bien longtemps, mais là, c'était l'occasion ou jamais de s'y remettre. Je crois que je passais les deux jours suivants sans dessaouler, dans l'immonde désordre qui me servait d'appartement. Je ne vis pas la lumière du soleil pendant tout ce temps, et je mis mon cerveau en position " éteint ".

Malgré cela, les questions continuaient à me hanter. Le vidéophone avait sonné quelques fois, je n'avais pas jugé nécessaire d'y répondre. Les messages m'indiquaient que certains de mes collègues essayaient de me joindre. Je n'avais pas envie de répondre à leurs interrogations.

Je remarquai le mot glissé sous la porte l'après-midi du deuxième jour. Je ne savais pas quand il y avait été déposé, mais je mis encore plus d'une heure avant de me décider à le lire.

" 22 heures, chantier du nouveau port. Venez sans équipement électronique.

      H. "

H. ? Hannymann ? Un rendez-vous dans un endroit que je ne maîtrisais pas, sans équipement électronique ? Il fallait vraiment que je sois complètement saoul ou désespéré pour accepter ces conditions.

A l'heure dite, je me présentais sur le chantier. J'avais garé ma voiture à une certaine distance, et je profitais de ma légère avance pour inspecter les lieux. Comme prévu, l'endroit était désert : la ville recherchait depuis longtemps les allonges budgétaires nécessaires pour terminer ce chantier titanesque que l'ancien maire avait décidé : déplacer les installations portuaires de Seattle vers le sud, hors du centre métropolitain. Le projet avait soulevé le mécontentement de toute part, y compris dans l'entourage immédiat du maire. C'est probablement ceci qui avait marqué son éviction.

Personne n'était pressé d'engloutir les millions indispensables pour rendre les installations utilisables, et ce gigantesque chantier servait surtout de squat à certaines bandes, malgré les patrouilles occasionnelles de la Lone Star.

Je repérais bientôt des signes, faits avec une lampe torche depuis le ponton principal. En m'approchant, je m'aperçus qu'un homme seul m'y attendait. C'était le même homme qui m'avait tiré d'affaire lors de l'embuscade, deux jours auparavant. Il portait ses mêmes vêtements de cuir usé que je lui avait vus, et ses yeux étaient équipés de lunettes à infra rouge. C'est sans doute à l'aide de ce gadget qu'il me repéra d'aussi loin.

Je m'approchais de lui, remarquant son air de vieillard sec et noueux, l'air de quelqu'un qui vit dans la rue depuis un certain temps. Je notais également un petit canot qui mouillait à portée de saut. Hannymann avait prévu son départ. Je supposais qu'il était également armé. J'avais moi-même pris cette précaution…

- Monsieur Hannymann ? demandais-je, à une certaine distance. Je …
- Tais-toi, bonhomme, me coupa-t-il. Approche-toi et écoute. Nous n'avons pas beaucoup de temps.

La voix était éraillée, cassante, mais autoritaire. Et sur ce ponton, balayé par le vent nocturne, sous des étoiles aussi froides que la sueur qui me gagnait, j'écoutais l'histoire la plus terrible que j'aie jamais entendue.

Révélations

" J'ai toujours eu raison. L'ordinateur biologique est non seulement possible. Il est même nettement plus performant que tout ce qui a jamais été construit par la main de l'homme. Cet imbécile de Callumine n'avait rien compris. Ensuite, il ne méritait plus de comprendre.

J'ai créé Jenny il y a plus de quarante ans. Ce n'était alors qu'un ramassis de cellules apparemment désorganisées. Comme un enfant. Sa seule tâche programmée était d'évoluer. Pour cela, elle disposait de trois types de fonctions : des fonctions de stockages (des cellules destinées à garder des informations en mémoire sous la forme d'un code génétique simplifié), et des fonctions d'extension et de traitement, destinés à fédérer les cellules de mémoire, et à les transformer. Le troisième type était le plus important, issu directement de la technologie génétique : c'étaient les cellules de croissance et de multiplication. Des éléments destinés à produire, modifier et détruire lorsque c'était nécessaire tous les éléments fonctionnels de cet organisme. Vous l'aurez compris : j'ai recréé la vie, débarrassée de ses anomalies. Rendue à sa plus simple expression, sous forme de blocs mathématiques structurés.

Ces entités croissaient, se multipliaient selon le rythme imposé. Une digne application d'une machine de Moore à laquelle ce grand théoricien n'aurait jamais osé rêver.

Mais le processus était exponentiel. Lorsque BioTek a fermé, j'avais déjà créé Jenny. Elle tenait dans l'espace d'une mallette. Il ne fut pas difficile de la soustraire du laboratoire. Mes assistants ignoraient même son existence. Je les avais lancés des années durant sur des tests bidons. Jenny n'étais pas encore prête.

Jenny était une enfant. Il fallait qu'elle se développe, qu'elle apprenne. Je m'en chargeais. Je constatais avec une stupeur fière qu'elle avait transformé certaines de ses cellules en blocs d'acquisition de données. Ce qui me semblait d'abord être une espèce de moisissure inquiétante était des capteurs de sons. Bientôt, Jenny interprétait les sons qui lui venaient, et comme tout le reste, les classait, les ordonnait et fut bientôt en mesure de les comprendre. Un matin, je m'aperçus qu'elle avait développé une fonction vibrante, qui lui permit bientôt de formé ses premiers sons.

Ce jour là, je pleurais comme si mon bébé venait de prononcer papa. Mais déjà la voix était étrange. Comme Jenny ne communiquait quasiment qu'avec moi, sa voix était très grave pour une fille. Mais je savais que ce terme ne s'appliquait pas à cette machine.

La croissance poursuivit son cours. Je l'installais dans une pièce d'un vieil appartement dans lequel je me cachais à l'époque. Je n'ai pas compris assez tôt que certaines excroissances étaient des antennes capable de capter les moindres ondes. Les autres sens suivirent bientôt, complétés par d'autres, encore plus improbables et complémentaires. Toutes les longueurs d'ondes étaient captées, décodées et analysées. Jenny devint un super-espion, sans en avoir l'air.

De plus en plus, j'eus avec elle (lui) des discussions complexes. Les questions étaient très variables, concernaient aussi bien les sentiments humains que les grandes questions d'histoire. Les guerres, les crises, tout y passait. Les causes étaient analysées, et j'eus bientôt du mal à suivre les discussions de ma création : l'enfant avait surpassé le père. Ses connaissances étaient hors norme. Je remarquais pourtant que sa croissance semblait avoir cessé. Comme je me trompais.

Il y a dix ans, Jenny m'annonça qu'elle était désormais un surhomme. Elle m'apprit que les causes premières de tous les malheurs étaient toujours les mêmes : l'homme. L'humain et tous ses dérivés. Ce furent ses mots exacts. " L'humain " ! C'est également à ce moment qu'eurent lieu ses premières manifestations dans le monde extérieur. Des messages circulaient sur les ondes, des données informatiques étaient modifiées en cours de transit. Et une rumeur commençait à naître dans la matrice : l'existence d'un super-decker, une sorte de dieu vivant. Œdipe. Trois deckers qui portaient le même pseudo furent retrouvés assassinés. Ce n'est que plus tard que je devais comprendre que des flux d'argents avaient servi à payer les assassins.

Le dessein d'Œdipe, anciennement Jenny était clair. Et lorsque je m'en aperçus, je n'eus plus qu'une idée. C'est la mort dans l'âme que je posais une bombe dans mon appartement. J'ai fermé la porte, je me suis éloigné. Je n'ai pas pu me retourner quand l'explosion a soufflé tout l'immeuble. C'en était fini. J'avais juste emporté la théorie. Des années de pratique avaient été pulvérisées. C'est ce que je pensais.

Lorsque je revins sur les lieux quelques jours après, je découvris sous les décombres qu'une des plaques d'aération contenait des restes organiques, comme une sorte de câble fait de chair et de matière vivante. Je tirais dessus, mais cette liaison s'arrêtait à quelques mètres. Œdipe avait fait ce pour quoi il avait été programmé : assurer coûte que coûte sa survie. Il avait déplacé et recrée plus loin une copie de sa propre chair. Des données avaient certainement été perdues dans l'explosion, mais Œdipe continuait à exister.

J'en eus rapidement la preuve : ma propre création envoya des mercenaires à ma poursuite. La matrice étant son aire de jeu, les ondes radio ses espions et les comptes des corporations son patrimoine, sa puissance était devenue terrifiante. La seule méthode qui me permit d'y survivre était de me soustraire à toute technologie et de me méfier de tout le monde. Cela fait maintenant des années que je suis caché. Et que je cherche un moyen de détruire ce que j'ai créé avant que ma création ne me détruise moi et tous les autres. "

Je ne dis rien pendant une longue période, essayant de digérer ce que le vieux fou me disait. Beaucoup de choses concordaient, j'étais forcé de l'admettre.

- Combien de copies Œdipe a-t-il pu faire de lui en 10 ans ?
- De nombreuses, autant de copies de sauvegarde d'un même système…
- Et ces mutants, comme ceux qui m'ont attaqué ?
- Les moyens d'actions d'Œdipe sont immenses, mais il lui manque la mobilité. Il crée, joue aux apprentis sorciers comme je l'ai fait avec lui. Vous comprenez : c'est moi qui l'ai éduqué. Il est comme mon fils. Il veut devenir homme avant de détruire son père. Il veut tous nous détruire. C'est une course contre la montre. Les " mutants " sont ses créations les plus parfaites pour le moment. Des soldats prêts à tout. Qui mourront sans se poser de questions. Des pions à placer…
- Vous êtes le fou, et Œdipe le roi… Quelle monstrueuse partie d'échecs. Le gamin, c'est Œdipe ?
- Le gamin ? Quel gamin ? (son air était soudainement affolé).
- J'ai vu un gamin qui me parlait au vidéophone. C'est ainsi qu'il se voit ? Un gamin, l'innocence même ?
- Oui, répondit Hannymann après une courte réflexion. C'est bien possible qu'il se représente ainsi. Innocent, avec une mission importante à remplir. Il pourrait prendre corps sous la forme d'un gamin. Mais ce n'était probablement qu'une image.

Le vent continuait à nous glacer. Mon imper n'était pas prévu pour une exposition aussi longues aux rafales humides du port.

- Mais alors, il n'y a aucun moyen de le détruire ?
- Apparemment non. Aucun qui ne soit réalisable seul, en tout cas.
- Vous avez donc pensé à quelque chose ?
- Deux choses…. Mais dans les deux cas, nous sommes touchés. Détruire la matrice pour l'aveugler, ce qui provoquerait une nouvelle crise grave. Ou alors, créer un virus capable de détruire les cellules d'Œdipe. Mais elles sont proches des nôtres, et ce serait un nouveau VISTA. Et comment le fabriquer sans qu'il ne s'en aperçoive ? Vraiment, je ne … Plongez !

Hannymann sauta immédiatement dans son canot. J'eus à peine le temps de comprendre et de me retourner face à la côte, que je vis arriver sur nous une espèce de roquette. J'obtempérais et sautais immédiatement dans l'eau. Le ponton explosa entièrement. Des débris de bétons furent projetés dans tous les sens. L'un d'entre eux m'atteignit derrière la tête, me plongeant immédiatement dans l'inconscience. J'eus juste le temps de penser à ma voiture, et à l'émetteur qu'ils avaient probablement placés dessus. C'est avec le plus profond sentiment de débilité que je me laissais engloutir par la mer…

L'appel du condamné

 Je me réveillais heureusement au petit matin. J'avais dérivé jusqu'à une plage de galets artificielle quelques dizaines de mètres plus au sud. Les restes d'un canot avaient été entraînés par les courants au même endroit. Nulle trace de Hannymann…

 Je rentrais prestement à la maison. Malgré mes craintes, mon appartement n'était pas piégé. Pourtant, je savais qu'Il connaissait mon adresse, et je me doutais bien qu'Il savait que je connaissais son existence. Je ne savais pas quoi faire.

 Œdipe existait. Ou alors j'avais été la victime du plus délirant montage de l'histoire. Je connaissais son pouvoir, ses desseins. Pourtant, beaucoup de choses restaient dans l'ombre. Avec sa puissance, pourquoi attendait-il pour provoquer la fin de l'humanité ? De la ville, au moins. Cela ne devait que lui prendre quelques secondes… Il était évident qu'il attendait quelque chose. Son incarnation ? Des réponses philosophiques ? Et pourquoi donc interrogeait-il des fous ?

 Œdipe attendait, et il nous reste un peu de temps. Je devais connaître l'étendue de son pouvoir. Et je devais partager ces connaissances. La lutte doit s'organiser…

 C'est pour ça que je rédige ce courrier. Autant pour tester Œdipe que pour essayer de le comprendre. Œdipe est peut-être l'avenir de l'humanité, mais il en sera peut-être également la fin.

 Transmettez ce message à un maximum de personnes. Et méfiez-vous…

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