Les recettes de l'apothicaire


Auteur(s) :

Benjamin SCHWARZ


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Eastenwest > 19 - Lieux de savoirs



Recette de l'apothicaire

Loin d'avoir l'expérience de mon auguste cousin apothicaire, je n'en éprouve pas moins la même passion pour les plantes et les merveilleux accomplissements de Dame Nature. Mes secrets vous paraîtront bien fades à côté de ceux déjà révélés par mon estimé cousin, j'espère qu'ils vous seront néanmoins utiles.

Aussi, voici pour vous plaire :

La fumée des démons

C'est au cours de mon second voyage, lorsque je traversais les plaines herbeuses de Liwong, bien au-delà des steppes de l'Urgunkust et les chaines montagneuses de l'Ulanbata, que je devais rencontrer les tribus Keshin. Ce n'est pas pour me vanter, mais je dois bien avouer que nombreux sont les explorateurs qui à ma place auraient péri sous les mauvais traitements que j'y ai subi. Les autochtones ont en effet un sens de l'hospitalité aussi peu développé que leur sens de l'honneur et leur bravoure sont grands. Fait prisonnier dès les premiers jours je fus immédiatement entravé et réduit à l'état de bête. On me contraint ainsi à marcher sur mes quatre membres, et à me repaître des restes dans la gamelle des chiens où, pour ma plus grande honte je le confesse, j'appris à me battre pour ma pitance. Je servis alors d'animal de bât à une vieille femme, de chien de garde à sa fille et de monture à son monstrueux enfant. D'autres que moi auraient certainement péri, se seraient laissé mourir de faim plutôt que de subir cette infamie. Mais dans la famille nous n'avons pas l'habitude de nous atermoyer, aussi, dans les moments de doute une seule pensée à l'endroit de mon estimé cousin me permettait de reprendre espoir. La suite devait me rendre raison.

Par quelques actions d'éclat je réussis à reprendre mon statut d'homme et accédais à nouveau à la station debout. Et toutes ces souffrances ne furent pas vaines lorsque le shaman de la tribu m'initia à certains de ses secrets et que je réussis à m'enfuir après lui avoir dérobé le plus grand. Celui que je m'apprête à partager aujourd'hui, au seuil de ma mort.

Ingrédients :

Pour brûler :

Des plants de céréale atteints de la moisissure des démons. Il s'agit de cette moisissure noirâtre qui en nos contrées pousse principalement sur l'ergot de seigle. Les paysans ont appris à s'en méfier à cause de ses propriétés néfastes pour le corps et pour l'esprit.

Du bois de buis encore humide

Des aiguilles de pin

Pour boire :

Une eau claire

Quelques boutons de Ciguri (une petite poignée), une variété étrange de plantes tenant à la fois du cactus et de la plante grasse.

Un linge grossier

Un mortier de pierre

Une grande jatte d'argile.

Pour fumer :

Une longue pipe en terre

Quelques feuilles du tabac

Quelques papillons.

Quelques grains de seigles totalement noircis de la moisissure des démons

Recette

La décoction devra être préparée une nuit sans lune. Dans l'eau claire on nettoie d'abord les boutons de Ciguri, puis on les roule dans le linge et on les frappe dans le mortier de pierre jusqu'à ce que la pulpe et le jus apparaissent hors la toile. La préparation est alors achevée par mastication. Cette étape est généralement laissée au soin des vieilles femmes édentées de la tribu, ce qui garantit parait-il, un broyage fin et respectueux envers Ciguri. Précisons ici que dans l'imaginaire de ces peuplades Ciguri est le nom de la plante mais tout à la fois celui de la divinité qui se cache dans l'ombre de la plante, entre les mondes. Pour ma part, et bien que ma pratique de l'herboristerie m'ait accoutumé au pragmatisme, j'avoue que ma conscience et ma conception du monde a été suffisamment ébranlée par l'expérience pour ne pas me hasarder sur la pente de l'interprétation. Une chose cependant me parait certaine : la salive joue ici un rôle majeur dans la fabrication du breuvage. Cette phase de la préparation peut durer quelques heures. La décoction est enfin recrachée dans une grande jatte d'argile où elle n'occupe que le fond. Elle devra reposer au frais jusqu'à utilisation, entre dix jours et un mois plus tard.

Le secret du shaman résidait essentiellement dans sa préparation à fumer. Une recette fort simple mais qu'il est tout de même assez difficile d'inventer. Elle consiste en un mélange de tabac, de graines de seigle ergotées bien noires auxquels on adjoint quelques papillons. Le tout est grossièrement broyé.

En préparation du jour de la cérémonie on devra veiller à tenir les plants de céréale suffisamment humides et le pin bien sec afin qu'il soit aisé d'y bouter le feu. Le buis sera cueilli le jour même.

Le brasier est initié à l'aide des aiguilles de pin dans lesquelles on jette petit à petit les tiges de céréale en prenant garde de ne pas étouffer le feu. Lorsque les flammes sont suffisamment fortes on y dispose les fagots de buis. On allume alors la préparation de tabac et de graines noires dans la pipe d'argile et on apporte Ciguri. La pipe et la jatte sont échangées entre les participants, la fumée précédant toujours le liquide.

Les officiants se concentrent alors sur les flammes en implorant silencieusement Ciguri d'ouvrir les ombres. Lorsque la cérémonie est réussie, ce qui est généralement le cas avec des shamans confirmés, les participants ne tardent pas à distinguer des formes sombres et vivantes au milieu des flammes. Ces démons sont les mignons de Ciguri, et sont dotés d'une partie de son pouvoir. Ciguri ne se montre lui-même parait-il, qu'en de très rares occasions. Les démons, que les sauvages appellent " ceux qui vivent dans son ombre ", sont dotés de facultés dont l'officiant principal de la cérémonie a une connaissance innée. Certains peuvent en un instant élever une personne à plusieurs lieux d'altitude ou de distance, certains peuvent échanger leur vision avec celle d'un officiant, ou le faire marcher dans les ombres. D'autres encore rendent insensible au feu ou au froid. Certains sont bénéfiques, la plupart sont néfastes et sont utilisés pour jeter des sorts. Avec leur aide on rend stérile une terre ou un individu, on jette un sort, on dérobe un objet, ou pire encore, de la chance, de la force ou de l'amour...

Le shaman à qui j'ai dérobé la grande fumée se plaignait sans cesse de l'incurie des jeunes. Il leur reprochait de ne plus voir en cette cérémonie qu'un moyen d'atteindre l'ivresse, de n'avoir plus le respect nécessaire à la réalisation des fastueux appels d'antan. Selon lui, il n'était pas loin le temps où la majorité des différents entre tribus se réglaient par ce biais, où les guerres se déroulaient entre shaman dans l'ombre de Ciguri. Et je ne suis pas loin de le croire. J'ai depuis lors réitéré l'expérience l'une ou l'autre fois et pu me rendre compte du grand pouvoir de la fumée. Suffisamment en tout cas pour vous exhorter à n'en faire usage que dans les cas extrêmes, car devant les forces obscures on n'est jamais assez préparé et il ne vaut mieux pas aller sans guide.