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Auteur(s) :

Philippe de QUILLACQ


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Eastenwest > 8 - Les Forces de l'Ordre



Humble Mortel, chapitres 10 à 12

Voilà donc la suite de ce roman épique commencé dans le numéro 5 et poursuivi depuis. Comme d'habitude, n'hésitez pas à envoyer vos commentaires à l'auteur pour lui faire part de vos impressions. Bonne lecture.

Chapitre 10

Romik avait pris son repas seul, et en silence. Tous les autres voyageaient, eux aussi, en silence. Ils avaient tous une drôle d'attitude : ils ne semblaient pas attentifs, un peu comme s'ils ne se préoccupaient pas de ce qui se passait autour d'eux. On aurait dit qu'ils méditaient, ou qu'ils étaient tous plongés dans un état rêveur. Si Romik n'avait pas été trop choqué par le même comportement qu'avait eu Gwantholin lorsqu'ils avaient voyagé à deux, il trouvait cependant curieux que l'ensemble de la communauté elfe fasse de même. Il n'y avait pas à dire : les elfes voyageaient vraiment différemment des humains. Le jeune homme se rappela son voyage de Stanok jusqu'à Fnor Ingël : un petit voyage tranquille de deux jours. Il se souvenait encore de son excitation à l'idée de pouvoir se rendre à la capitale. Pendant une bonne partie du voyage, il avait incessamment questionné son père et son oncle sur la ville : son passé historique, la taille qu'elle avait, ce qu'il y avait d'intéressant à y découvrir et surtout, comment se passerait le festival pour eux, et s'il aurait droit à un peu de temps libre.
Contrairement aux elfes, l'ambiance avait été bien plus agréable : ils avaient chanté des chansons grivoises - surtout depuis l'arrivée de Terjal -, chacun avait raconté un peu comment se passait sa vie. On avait narré des souvenirs de jeunesse. Et puis ils n'avaient pas vraiment été pressés d'arriver à Fnor Ingël : les longs repas accompagnés de siestes en avaient témoigné. La convivialité avait été, sans conteste, le maître mot de son premier grand voyage.


Romik se demanda par ailleurs ce que pouvaient devenir Famik et Deran. Cela faisait depuis maintenant trois jours qu'il était parti, et ce avec les deux chevaux ayant servi à tracter leur chariot. Sa famille devait commencer à se douter qu'il ne reviendrait pas de sitôt. Peut-être qu'une fois le festival achevé - d'ici quelques jours - ils repartiraient pour Stanok, sans lui.

Je me demande ce que mère dira lorsqu'elle apprendra que je suis parti précipitamment avec quelqu'un, une femme en plus se dit Romik.

Et il continuait de s'ennuyer. Si les elfes, eux, ne semblaient pas gênés de passer leur journée dans un silence austère, Romik, lui, commençait à s'en lasser. Cela faisait déjà une heure qu'ils avaient quitté la Forêt aux Songes et le paysage qu'offrait la plaine était bien moins attrayant que celui de la forêt : aucun relief ne se détachait de l'horizon, aucun arbre ne venait rompre la monotonie que présentait ce paysage morne et désert. Rien ne bougeait, rien ne vivait. Il n'avait pas non plus osé perturber les elfes : déjà, il avait l'impression d'avoir dérangé Venjhitia, alors il ne voulait pas que cela se reproduise. De plus, s'il avait passé quelques temps à discuter avec Sergojvalitur, c'était le ranger qui avait entamé la conversation, et non lui.
Il se retourna. Les deux chevaux de trait le suivaient toujours. Romik en eut un peu pitié mais en même temps, il se sentit flatté. Ses deux chevaux continuaient à le suivre : c'était peut-être parce qu'ils estimaient que le jeune humain était un bon maître. Il décida alors de ralentir sa monture, jusqu'à ce que les deux chevaux l'atteignent. Il tendit la main et caressa leur museau. Apparemment, ils aimaient ça. Il se retourna et chercha dans sa sacoche quelque chose. Il en sortit une pomme qu'il coupa en deux ; il laissa chaque bête en manger une moitié.
Il sourit. Donner une moitié de pomme à chaque cheval était peu ; pourtant, il se sentait heureux de cette preuve d'affection. Il regarda encore les animaux un certain temps, puis il se retourna.
Il sortit de sa tunique une dague, la Dague de Précision. Il admira d'abord le fourreau. Il était argenté et garni de minuscules petites pierres de différentes couleurs, vert, jaune, bleu, rouge, violet, orange… Mais ces pierres étaient vraiment petites et elles se faisaient discrètes. Puis ensuite, il sortit l'arme et en admira les détails. La lueur blanc-gris de la lame le surprenait toujours. Il n'était pas habitué à une couleur aussi claire pour une arme tranchante. La lame semblait être de très bonne qualité. De plus, elle était dans un état impeccable, et consciencieusement aiguisée. Soit elle venait d'être forgée, soit sa propriétaire, Gwantholin, en avait pris grand soin. La garde de l'arme était aussi très belle. Elle était incrustée de trois gemmes plates. Une grande au milieu de la garde, et deux petites, une au sommet et une à la base. Ces gemmes étaient très belles, irisées d'un bleu translucide, très clair, comme l'est l'eau de source. Bien que leur taille était supérieure à celle des gemmes ornant le fourreau, elles étaient relativement petites et on aurait pu ne pas les remarquer si on ne regardait pas avec attention l'objet. En effet, c'était les runes cunéiformes gravées dans le manche qui attiraient surtout l'attention. Elles ne correspondaient pas du tout aux lettres que Romik connaissait. Elles étaient très curvilignes et se ressemblaient beaucoup les unes aux autres.
En y regardant de plus près, Romik s'aperçut que les trois gemmes étaient réfléchissantes. Elles reflétaient chacune son visage, tout comme la lame. Puis il soupesa l'objet : il était relativement léger et bien équilibré. Il se rappela ce que Gwantholin lui avait dit à propos de cet objet enchanté : si on le voulait, la Dague de Précision pouvait atteindre son but sans aucun problème, et elle pouvait même revenir dans la main du lanceur avec assez d'entraînement. Romik se demanda comment cela pourrait être possible, mais depuis que Gwantholin avait fait appel à des talents magiques pour tuer les orcs, il s'était dit qu'il devrait s'efforcer d'être moins sceptique à l'égard de ces choses-là.


"C'est un très bel objet, et il est très ancien, d'ailleurs."
Romik sursauta, et ce n'était pas la première fois ; décidément, les elfes possédaient vraiment un don pour le surprendre. Au son de la voix, il crut reconnaître son interlocutrice. Il tourna sa tête vers sa gauche : c'était bien Gwantholin. Il se demanda comment il avait fait pour ne pas l'avoir remarquée : elle n'était même pas à une longueur de bras de lui.
"Oui, c'est un très bel objet que tu m'as donné" répondit-il. "Merci encore."
Gwantholin se contenta d'esquisser un léger sourire. Romik attendit quelques instants, croyant qu'elle lui répondrait, mais elle ne le fit pas.
"Tu m'as dis que la Dague de Précision avait des propriétés… magiques ?"
"C'est un peu cela, oui."
"Est-ce que tu pourrais me montrer ?"
"Donne-moi la dague, s'il te plaît" lui demanda-t-elle en tendant la main.
Romik s'exécuta. Gwantholin prit l'objet et laissa le groupe les distancer, jusqu'à ce qu'ils ne soient plus à portée de voix. Alors, elle ramena son bras vers elle et resta pensive quelques instants ; puis elle se concentra sur l'arme. Au début, Romik se demandait ce qu'elle voulait faire parce qu'il ne se passait rien. Mais subitement, il ressentit quelque chose : un étrange picotement, un frisson lui parcourut l'échine. Puis une aura bleutée enveloppa la dague. Elle s'étendit jusqu'à envelopper la main de l'elfe. Il y avait aussi un curieux bourdonnement, d'abord léger mais qui ensuite se fit plus audible. Romik en était incommodé car le bruit était assez oppressant, mais il finit par s'y faire.
C'était impressionnant. Il aurait aimé en voir plus mais Gwantholin s'arrêta.
"C'est très surprenant" commenta-t-il. "Tu… m'apprendras un jour à m'en servir ?"
"Je crois que j'y suis un peu obligée, sinon je ne te l'aurais jamais donnée. Mais pas maintenant, ce n'est pas l'endroit. On verra cela dans quelques jours. Es-tu d'accord ?"
Romik acquiesça, et sur cette réponse positive, Gwantholin commença à se diriger vers les autres.
"Gwantholin !" interpella Romik.
Elle arrêta sa monture. "Qu'y a-t-il ?"
"Je m'ennuie un peu, tout seul. Reste avec moi, s'il te plaît."
"Si tu y tiens…"

Ils voyagèrent pendant quelques temps, silencieux, comme si personne ne souhaitait prendre la parole. Puis Gwantholin s'adressa à Romik.
"Tu voulais probablement parler de quelque chose en particulier ?" s'enquit-elle.
"Non… pas vraiment." Après un silence: "Lorsque Venjhitia m'a demandé, ce matin, si je voulais vous accompagner, elle avait dit que c'était toi qui lui en avait fait la demande. C'est vrai ?"
"Oui, elle est un peu le dirigeant de notre groupe et je lui ai suggéré que tu nous accompagnes."
"Eh bien, je te remercie. Je n'aurai pas aimé devoir rentrer, seul, pour Fnor Ingël." Il la regarda. "Je te remercie vraiment, Gwantholin" répéta-t-il d'un ton solennel.
L'elfe ne répondit pas, mais elle détourna la tête et le regarda pendant un bref instant. Puis elle se remit à regarder au loin, dans le vide, comme elle et tous les siens avaient l'habitude de le faire.
"Mais pourquoi as-tu voulu que je vienne avec vous ? Je crois que cette décision n'a pas plu à tout le monde. Alors pourquoi ?"
"Tout simplement parce que je te considère comme mon ami…"
"Ah ?" fit Romik, perplexe.
L'elfe se retourna et le regarda, droit dans les yeux. "Romik fils de Famik, je sais que j'ai parfois du mal avec toi. Je n'ai pas pour habitude de côtoyer des mortels. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai parfois des problèmes relationnels avec toi, et je te prie de bien vouloir m'en excuser. C'est la première fois que j'ai passé autant de temps avec un humain et je dois avouer que ta compagnie est agréable. Tu es quelqu'un de bien, Romik. Et si d'autres elfes ne t'apprécient pas, alors tant pis pour eux. Je sais que parfois tu me trouves frustrante parce que je te parais trop distante, ou parce que je suis des fois un peu désagréable. Mais c'est un de mes défauts et tu vas devoir t'y faire."
Romik resta coi quelques instants : c'était la première fois qu'elle se montrait aussi franche avec lui, aussi ouverte.
"Tu… tu n'avais pas besoin de me dire tout ça" balbutia-t-il.
"Si, et je tiens à m'excuser pour mon comportement de ce matin, je n'aurais pas dû. J'ai été bien trop brusque avec toi."
"Non, c'est moi. Tout est de ma faute. Je t'ai embrassée et je n'aurais pas dû. Je ne t'avais pas demandé si tu étais consentante et je t'ai forcée à quelque chose que tu ne voulais pas. C'est moi, le fautif."
"Tu es modeste, Romik, c'est une grande qualité que je devrais essayer d'enseigner à certains des miens. Mais je ne t'en veux pas pour ce geste. Pour être tout à fait franche, j'ai même apprécié. Néanmoins, nous ne pouvons pas continuer à vivre cela."
"Oui, je sais, je ne mérite pas ton amour. Et puis je ne suis qu'un garçon d'à peine deux cent une lunes. Je suis bien trop jeune, bien trop immature pour toi."
"Non ! ce n'est pas cela… C'est seulement que notre amour apporterait bien trop de complications."
"Oui, comme Avemenkel, par exemple…"
"Pardon ? Tu as eu des différends avec lui ?"
"Oui, pourquoi ? Aïnedegathel ne t'en avait pas parlé ?"
"Aïnedegathel est une amie chère mais ce ne serait pas à elle de me parler de cela. Ce ne sont pas ses affaires."
Romik parut surpris. "Eh bien voilà un comportement qui n'est pas humain. Chez nous, pareille histoire aurait fait le tour du village en moins de temps qu'il n'en faut pour qu'un docker de Fnor Ingël se saoule !"
"Cela est probable. Mais chez les elfes, la vie privée est quelque chose de très important. Il n'appartient à nul d'entre nous de divulguer quoi ce soit sur personne, si ce dernier n'est pas consentant."
"C'est étrange parce que j'ai du mal à me faire à ce concept. Mais je crois que penser de cette façon est mieux pour tout le monde. Je crois même que certains de mes congénères pourraient essayer de vous imiter, ce ne serait pas si mal que ça." Puis Romik prit un air plus sérieux et il se mit à narrer à Gwantholin ce qui s'était passé ce matin-là.
Une fois le récit achevé, Gwantholin prit la parole : "Je comprends mieux, maintenant. Et pareille attitude venant d'Avemenkel ne me surprend guère. Je lui en toucherai deux mots. Mais, cela signifie aussi que tu t'es battu pour moi…"
"Je ne pouvais pas le laisser faire. Il n'avait pas le droit de dire ça !"
"Je peux comprendre ton attitude. Mais ne t'attends pas à ce que je te félicite pour ce que tu as fait."
"Je sais, je me suis comporté stupidement. Je me suis laissé emporter."
"Effectivement. Il y a d'autres moyens de résoudre un problème que par les poings…"
"D'accord, je te promets qu'à l'avenir j'essayerai d'y songer."
"Enfin cela te montre que tout le monde ne serait pas favorable à notre union. Ensuite, viennent s'y greffer beaucoup d'autres inconvénients. Romik, je ne veux absolument pas te dénigrer ou te faire du mal mais… il est peu probable que pareille relation apporte du bonheur."
Romik soupira. Il s'était attendu à ce que Gwantholin lui dise cela. Il y avait pensé. Mais il avait aussi songé à une autre éventualité. Quelque part, dans son inconscient, il avait rêvé que la belle Gwantholin n'aurait pas refoulé son amour pour lui. Elle aurait été à l'instant blottie entre ses bras et ils se seraient jurés de toujours s'aimer, de ne jamais se séparer. Ils se seraient mariés, et seraient revenus à Stanok où Romik aurait appris la bonne nouvelle à sa famille. Puis ils se seraient installés dans le village et y auraient vécu paisiblement, ou alors ils seraient revenus parmi les elfes et auraient vécu en aventuriers. Puis Gwantholin lui aurait donné de beaux enfants et ils auraient écoulé des jours heureux…
Mais la réalité était tout autre, et il ne pouvait se mentir à lui-même et vivre dans un imaginaire improbable. Il devait accepter ce qui se passait.
"Je crois que tu as raison", dit-il d'une voix un peu tremblante. Il tourna la tête vers Gwantholin et l'admira. Elle était vraiment magnifique, mais ce n'était pas tout à fait cela qui lui plaisait tant. Il y avait en elle une sorte de grâce, mêlée à une gentillesse, à un charme naturel qui lui plaisait beaucoup. Il n'avait jamais rencontré cela chez personne auparavant. Il se racla la gorge et proposa : "Alors peut-être amis ?"
"Toujours amis" répondit Gwantholin. Elle lui tendit la main. Romik lâcha les rênes de sa jument, prit la main de l'elfe dans les siennes, et il la serra.

Chapitre 11

La journée s'était achevée et ils avaient campé dans la plaine. On avait allumé un feu et ils avaient mangé en silence, puis ils s'étaient couchés. Romik s'était fait réveiller tôt le matin ; on lui avait donné un repas et des vivres pour le reste de la journée.
Tout compte fait, le voyage s'avérait moins lassant que Romik ne l'avait craint. Il avait continué à discuter avec Gwantholin et il avait aussi un peu parlé avec Aïnedegathel. Gwantholin lui avait présenté quelques-uns uns des siens, avec lesquels il s'était entretenu. Les quelques elfes qu'elle lui avait présentés avaient tous été très polis avec lui, bien qu'ils n'avaient échangé que des civilités : ils n'avaient pas engagé de réelle discussion avec lui. Cependant, Romik avait parlé avec suffisamment d'elfes pour être quasiment sûr que tous connaissaient la langue humaine parlée en Ertelie ; d'ailleurs, ils la parlaient avec une très grande aisance et s'exprimaient dans un meilleur langage que lui. Il savait que l'ertelien n'était pas leur langue maternelle, car il les avait parfois entendus s'exprimer dans une curieuse langue mélodieuse. Ce devait être de l'elfique.
Puis la journée s'était poursuivie, et quelques heures avant le coucher du soleil, ils avaient enfin atteint la Forêt Sombre. Romik en était assez satisfait : la faune et la flore des forêts le fascinaient bien plus que celles des plaines.

Un jour passa encore lorsque, quand le soleil fut à son zénith, Romik revit Sergojvalitur accompagné de Ruvmirtik. Le ranger, dès qu'il était arrivé, s'était entretenu avec Venjhitia et deux autres elfes. Ils avaient parlé pendant quelques instants puis ils s'étaient tus. Bouillonnant d'impatience, Romik décida d'aller rejoindre Sergojvalitur pour lui demander des nouvelles.
"Bonjour, comment vas-tu Sergojvalitur ?" s'enquit l'humain. Il rougit, s'étant aperçu qu'il l'avait tutoyé.
"Bien, je te remercie" répondit le ranger.
Apparemment, cela ne le gênait pas puisqu'il s'était mis lui aussi à tutoyer Romik.
"Tu es parti pendant plus de deux jours, je crois. Qu'est-ce que tu étais allé faire ?"
"J'étais parti m'assurer que nous n'étions pas suivis."
"Ah ! oui, à cause des orcs, c'est ça ?"
"C'est effectivement cela. Et j'ai bien aperçu des mouvements orcs. J'en ai vu qui se dirigeaient vers le nord, peut-être vers la Grande Route qui contourne la Forêt Sombre et j'en ai vu d'autres qui se dirigeaient vers le sud-ouest. Je crois qu'ils ont décidé de rentrer chez eux, dans les montagnes."
"Alors il n'y a pas vraiment de quoi s'en inquiéter ?"
"Je crois que non. De plus nous sommes relativement bien protégés si nous voyageons en forêt."
"Mais alors pourquoi une vingtaine d'orcs nous avait attaqués ? Et s'il y en a d'autres qui rôdent pas trop loin d'ici, ce ne serait pas non plus pour nous attaquer ?"
"C'est un problème qui est assurément inquiétant." C'était Venjhitia qui avait répondu. Après une courte pause, elle reprit : "Ceci est très probablement lié au parchemin que détient Gwantholin."
"Et qu'est ce qu'il dit, ce parchemin ?" demanda Romik.
"Là est justement le problème: nous ne pouvons le lire. Il a été en quelque sorte scellé par magie et il n'y a personne parmi nous qui soit assez puissant pour briser ce sceau. Ainsi, ce parchemin restera donc illisible tant qu'on n'aura pas annulé le procédé magique."
"Je comprends. C'est donc pour cela qu'on se rend dans cette forêt, parce que vous connaissez des elfes qui y habitent et qui pourraient vous aider."
"Vous semblez avoir tout compris, Romik" répondit Venjhitia.
"Bien, et elle est encore loin cette ville ?"
"Si vous voulez avoir de plus amples informations sur cela, je vous suggère de vous entretenir avec Firdofeïm. Il en est originaire et il vous en parlera bien mieux que moi."
Romik remercia poliment Venjhitia puis alla voir Firdofeïm. Il savait qui était cette personne car Gwantholin le lui avait présenté, aussi il n'eut pas trop de peine à la trouver.
"Bonjour" dit Romik.
Un elfe aux longs cheveux foncés releva la tête. Il était vêtu quasiment de la même manière que Sergojvalitur, et il portait, lui aussi, un arc long en bandoulière. Ses mains qui étaient glissées dans d'épais gants de cuir reposaient sur ses cuisses. Il dévisagea pendant quelques instants Romik de ses yeux noirs, puis il le salua à son tour.
"Venjhitia m'a dit que vous habitiez dans cette forêt et que vous pourriez m'en parler un peu."
"Oui, je suis né ici, dans notre communauté située dans la Forêt Sombre. Et j'ai passé toute ma jeunesse à Torkanjen Dilurgansan."
"C'est comme cela que ça s'appelle ? C'est un joli nom" répondit Romik.
"Torkanjen Dilurgansan veut dire la Cité Verdurée. Elle a ce nom parce qu'elle fait partie des arbres, des feuilles. De plus, je suis presque assuré que nous pourrions la traverser sans que vous vous aperceviez que vous êtes dans la Cité Verdurée. Parce que vous ne penseriez pas à lever la tête…"
Romik s'étonna : "Ah ? c'est une ville dans les arbres ?"
"Oui, la plupart des habitations de Torkanjen Dilurgansan sont situées dans les arbres."
"C'est curieux… et toutes les villes elfes sont comme ça ?"
"Non, elles ne sont pas toutes comme cela. C'est à cause de la proximité de villes humaines que notre cité a cette architecture. Sinon, il serait difficile pour nous de passer inaperçus."
"Je comprends… A quelle distance est cette ville ? Enfin, je veux dire : quand y arriverons-nous, puisque c'est là que nous allons ?"
"Je pense que nous devrions y arriver demain, au matin, si nous nous dépêchons."
"D'accord ; vous pourriez me décrire cette ville ? Parce que j'ai un peu du mal à me la représenter…"
"Vous semblez impatient de la voir, à ce que je constate. Mais je crois que je ne vais pas vous en dire plus. Cela gâcherait le plaisir que vous pourriez éprouver en la voyant."
"Bon, je vais essayer d'être patient…"

La journée passa sans encombre et le lendemain matin, alors que les elfes s'apprêtaient à lever le camp, Gwantholin vint voir Romik et lui tendit la mante qu'elle avait revêtue les premiers jours. "Mets cela, lui dit Gwantholin. Les habitants de Torkanjen Dilurgansan sont encore moins habitués que les autres elfes à la présence d'humains."
"Mais si je suis avec vous, il ne devrait pas y avoir de problème ?" répondit Romik.
"On n'est jamais trop sûr lorsqu'on a affaire à des elfes sylvains. Peut-être est-ce un excès de précautions, mais je tiens à ce que tu portes ma cape et à ce que tu dissimules ton visage. Je n'aimerais pas que tu te retrouves avec une flèche logée entre les deux yeux."
"Tu as dit que c'était des elfes sylvains ; tu es toi aussi une elfe sylvaine ?"
"Non, je ne suis pas des leurs. Tu auras peut-être du mal à les différencier mais ils ont quand même quelques dissemblances avec nous. De tous les elfes, ce sont vraiment les plus proches de la Nature, ils vivent toujours en forêt, parmi les arbres et les animaux. Mais ils sont aussi le peuple le plus solitaire d'entre nous et ils gardent farouchement leurs territoires. C'est pour cela qu'il vaut mieux qu'ils n'apprennent pas tout de suite que tu es un humain."
"Et bien si tu le dis… Une chose me surprend quand même. Est-ce qu'ils sont toujours aussi mauvais avec les humains au point de leur tirer dessus dès qu'ils en voient un ?"
"Non, ils ne sont pas mauvais. Peut-être hostiles mais pas mauvais. Ils ont rarement des problèmes avec les humains car peu d'entre eux s'aventurent aussi profondément dans la Forêt Sombre."
"Oui, mais moi par exemple, je ne suis pas forcément sensé savoir qu'il y a une ville d'elfes sylvains en plein cœur de cette forêt…"
"Les humains avoisinants ont tous entendu parler de l'existence de Torkanjen Dilurgansan."
Romik acquiesça. "C'est vrai que je n'habite pas vraiment à côté d'ici. En coupant à travers routes d'ici jusqu'à Stanok, il doit bien falloir quatre jours à cheval pour y aller. Quant à ce qu'on entend dire sur les elfes…"
"Quoi donc ?"
"Et bien je vous connais encore assez mal mais je peux quand même constater que vous êtes assez différents de ce qu'on m'avait conté sur vous. J'avais entendu dire que vous étiez assez étranges et ça, c'est assez vrai. Mais on m'avait aussi dit que vous pouviez être sournois, que passer quelques jours avec vous me ferait perdre mon âme et plein d'autres âneries du même genre."
"Tu soulèves là un problème : le fait que nos deux peuples se connaissent si mal entraîne des incompréhensions et parfois de la méfiance et de la peur…"
Après un silence, Romik prit la parole : "Par contre on ne m'avait jamais dit que les elfes étaient aussi belles…"
"Dois-je prendre cela comme un compliment ?"
Romik eut un petit rire gêné. "Euh, oui. C'était un compliment…"

Un peu avant la mi-journée, Gwantholin s'adressa à Romik.
"Nous n'allons pas tarder à arriver" lui dit-elle.
"Mais je n'arrive pas à voir de clairière pourtant, rétorqua Romik, et la végétation est toujours aussi dense."
"Rappelle-toi que Torkanjen Dilurgansan n'est pas faite pour être vue de tous. C'est pour cela que tu ne voies aucun signe de sa présence."
"Je crois que j'aurais du mal à me faire à cette idée" répondit-il.
Et brusquement, les elfes à la tête du groupe s'arrêtèrent et descendirent de leurs montures, bientôt imités par les autres. Tout le monde prit son paquetage et les chevaux furent relâchés. Firdofeïm se plaça contre un chêne imposant et il se mit à parler très fortement, en elfique. Romik avait l'impression qu'il s'adressait à l'arbre même, ou plutôt au haut de l'arbre.
Ils attendirent en silence quelques temps et alors apparurent plusieurs cordes fixées à un plancher. Cinq elfes y montèrent et l'ascenseur, car c'en était bien un, s'éleva et se fondit parmi les hautes branches jusqu'à ce que Romik le perde de vue. Puis l'ascenseur redescendit, et ce trois fois et à chaque fois, cinq elfes y prenaient place.
Romik fit partie de l'ultime groupe. Il monta en dernier sur le plancher de bois. L'ascenseur s'élevait assez lentement mais il prenait de plus en plus de hauteur et il ne tarda pas à ressentir le vertige ; il se cramponna alors à une corde. Puis l'ascenseur de bois traversa de denses branchages et le sol se fit presque invisible. Le jeune humain leva la tête et il eut alors une grande surprise. Les solides cordes servant à porter le plancher de bois montaient pendant encore quelques brassées, puis elles atteignaient des poulies. Tout autour de lui, Romik voyait des planchers qui étaient construits à même les troncs d'arbres. Ces planchers avaient une grande superficie, et certains englobaient même plusieurs troncs à la fois lorsque les arbres étaient suffisamment proches les uns des autres pour le permettre. Ils étaient tous reliés entre eux par des passerelles pour qu'on puisse se déplacer aisément de plancher en plancher. Sur ces supports de étaient construites des huttes en bois, recouvertes de verdures.
Voilà ce qu'était Torkanjen Dilurgansan.
Lorsque l'ascenseur atteignit le bout de sa course, il jouxtait un plancher et les compagnons de Romik et lui-même allèrent sur cette plate-forme. Puis trois elfes apparurent. Ils avaient tous trois des cheveux et des yeux sombres. Ils étaient, comme les autres elfes, vêtus de tuniques aux couleurs de la forêt. Les arrivants prirent leur paquetage et suivirent leurs trois guides qui les menèrent jusqu'au bout de la plate-forme ; puis ils s'engagèrent sur un plateau lui-même relié à un autre. Ils progressèrent ainsi plusieurs fois de suite. Romik était littéralement émerveillé : il se trouvait dans une vraie ville construite au beau milieu d'arbres et à grande distance du sol ! Ils croisèrent beaucoup d'autres elfes qui vaquaient à diverses occupations. Enfin, ils finirent par atteindre une immense plate-forme qui englobait cinq arbres à la fois. Au centre était construite une hutte, similaire aux autres, si ce n'est qu'elle était bien plus imposante. Ils entrèrent dedans.
Vue de l'intérieur, la chaumière paraissait réellement immense lorsqu'on pensait qu'elle se trouvait au beau milieu d'arbres. Sur le plancher étaient étendus de nombreux tapis multicolores qui donnaient une ambiance de gaieté par la vivacité de leurs motifs et de leurs couleurs. Sur les parois de la hutte reposaient des tapisseries. Elles étaient finement ouvragées et chacune représentait une scène particulière faisant figurer des elfes, mais Romik n'eut pas le loisir de les examiner. En effet, au centre de la hutte, les tapis faisaient place à de nombreux coussins sur lesquels reposait une demi-douzaine d'elfes environ. Le groupe avec lequel Romik avait voyagé restait debout, non loin de là et l'humain les rejoignit. Mal à l'aise dans ce lieu qui lui était totalement nouveau, il se positionna aux côtés de Gwantholin.
Une fois que tout le monde eut pris place, Venjhitia et un autre elfe du groupe qui s'appelait Eanepalith se dirigèrent vers le centre, où siégeait un elfe assis en tailleur. Etant donnée la façon dont il était placé dans la hutte et l'aura de vénérabilité qui se dégageait de lui, Romik devina qu'il devait être le chef de la communauté.
Ce dernier conversa avec Venjhitia et Eanepalith pendant un temps qui parut démesuré à Romik.

Il commençait à ressentir des crampes au niveau de ses jambes lorsque l'elfe avec qui discutait Venjhitia et Eanepalith s'adressa à son voisin qui incita le groupe à s'asseoir parmi eux. On leur servit aussi des rafraîchissements et Romik put alors se détendre.
Puis à un moment, Venjhitia tourna la tête vers Romik et Gwantholin ; elle leur fit un signe de tête.
"Tu peux enlever ta mante" lui souffla Gwantholin.
Romik s'exécuta et rabattit sur ses épaules la capuche de son habit. Les elfes sylvains eurent immédiatement une réaction de surprise et certains se mirent à parler fébrilement et à voix basse entre eux. Mais rapidement, ils changèrent d'attitude et tous replongèrent dans leur impassibilité coutumière.
Le chef des elfes sylvains se mit à parler. "Wogantagë" dit-il. "Wogantagë ithen nale posabe !"
Gwantholin lui répondit en elfe et ils s'entretinrent pendant un petit moment. Le chef parut pensif puis il s'adressa à Romik en ertelien.
"Salut à toi, humble mortel dit-il en décrivant un petit geste circulaire de la main. Je me nomme Todjekelimf et suis l'équivalent humain du roi de la Cité Verdurée de la Forêt Sombre."
"Je suis Romik, fils de Famik, de Stanok."
"Rarement des mortels sont venus à Torkanjen Dilurgansan et cela fait depuis fort longtemps que je n'en avais plus vu. J'apprécie peu que vous ayez été introduit ici sans qu'on m'en ait fait part."
Romik se sentit gêné. Il sentait que sa présence ici n'était pas désirée et il aurait aimé être ailleurs à ce moment là. Mais il continua à se tenir droit et il ne baissa pas les yeux.
"Toutefois, selon ce que Gwantholin vient de m'avoir confié, vous semblez être une personne respectable et je crois que vous avez déjà gagné l'estime de quelques-uns de mes congénères. Je ne peux donc vous sommer de quitter ce lieu sur le champ."
Romik eut un sourire crispé.
"Bien ; je suppose que vous savez pourquoi vous et les elfes qui ont accepté votre compagnie êtes là."
"Oui, en effet. Gwantholin détient un parchemin qui est plus ou moins magique, je crois" répondit Romik.
Gwantholin prit la parole. "Et aucun de nous n'ayant les moyens de briser le sceau magique de ce parchemin, nous avons pensé que quelqu'un de votre communauté aurait le pouvoir nécessaire afin d'accomplir cette tâche." Elle s'avança et se dirigea vers Todjekelimf. "Je vous le remets" déclara-t-elle en lui tendant le manuscrit qu'elle venait de sortir de sa tunique.
Todjekelimf le saisit de sa main droite. "Bien, voyons ce que nous pouvons faire." Il prit alors une profonde inspiration et ferma les yeux. Il se mit à articuler des paroles inaudibles tout en décrivant d'étranges petits mouvements de sa main gauche. Et, rapidement, Romik ressentit de nouveau l'étrange picotement qu'il avait déjà connu lorsque Gwantholin avait utilisé la Dague de Précision. Un peu après, le même bourdonnement léger se fit sentir.
Puis brusquement, tout cessa et Todjekelimf ouvrit les yeux. "Ce sceau magique est très puissant, commenta-t-il. Je ne sais pas si j'ai déjà fait face à chose aussi forte. Mais nous allons quand même essayer de briser ce sceau. Par contre, nous allons devoir effectuer des préparations qui vont prendre un certain temps."
"Beaucoup de temps ?" s'enquit Romik.
"Je ne crois pas que nous essayerons quoi que ce soit avant la pleine lune".
C'était dans trois jours.
"Et j'espère que pendant ce temps vous me ferez l'honneur d'accepter l'hospitalité que je vous offre volontiers" ajouta-t-il.
"Nous vous en serions fort reconnaissants" répondit Venjhitia.

Chapitre 12

On avait donné des logements à Romik et aux elfes, une demi-douzaine de huttes, et ils avaient eu un repas pour le déjeuner. Ça avait été un vrai repas chaud, à la plus grande satisfaction de Romik. Une fois la panse remplie, il était allé s'étendre sur une natte dans une hutte. Là aussi, il en fut très satisfait car le voyage depuis la Forêt aux Songes avait été très fatigant : un périple de plus de trois jours au cours duquel peu de haltes avaient été accordées. De plus, ils avaient peu dormi pendant cette période et si les elfes n'en semblaient nullement dérangés, Romik, lui, était fourbu et il s'endormit rapidement.

Lorsqu'il se réveilla, la luminosité qui était déjà faible avait encore diminué. Bien que le soleil n'était pas visible car masqué par les branchages, Romik en déduisit qu'il ne devait rester que trois heures avant le crépuscule. Etant reposé et seul, il décida de visiter la Cité Verdurée.
Tout en cheminant, il n'arrivait toujours pas à admettre que la ville puisse être construite en hauteur, de la sorte, parmi les arbres. Fort heureusement, Romik n'était plus soumis au vertige car le sol était masqué par les branchages. Après avoir traversé une passerelle, il arriva sur une grande plate-forme où jouaient deux enfants. Des figures géométriques avaient été tracées sur le plancher et ils s'amusaient à y lancer des petits cailloux. Bien que ces deux enfants avaient le physique typique des elfes, ils paraissaient être humains. Ils semblaient très jeunes et ils s'adonnaient avec passion à ce jeu, en poussant de grands cris d'excitation et de joie. Romik sourit. Oui, ces deux enfants semblaient vraiment humains. Ils étaient encore plongés dans l'âge bienheureux de l'insouciance et de la candeur…
A un moment, le garçon réussit à faire atterrir un caillou sur un coin de la figure et il bondit de joie en hurlant. Apparemment, il avait gagné. Sa compagne de jeu rit avec lui puis, détournant la tête, elle aperçut Romik. Elle donna un coup de coude à son camarade et tous deux coururent vers Romik. La fille s'adressa à Romik en elfique. Au ton qu'elle employait, ce devait être une question.
"Bonsoir, dit Romik. Je ne comprends pas ce que vous dites. Je ne parle pas l'elfique."
Les deux enfants se regardèrent avec des yeux ronds.
"Vous ne parlez pas ertelien ?" demanda l'humain.
Puis le garçon se mit à parler à la fille. Elle eut une lueur dans les yeux. "Wogantagë !" s'écria-t-elle gaiement. "Wogantagë !"
Romik resta perplexe. Puis il se rappela que Todjekelimf avait déjà employé cette expression. Cela devait sûrement dire " humain " ou quelque chose d'approchant.
"Wogantagë" dit-il en se frappant la poitrine du poing.
Les deux enfants rirent. Ils coururent vers une hutte proche de là en criant "Anaï ! Anaï ! Wogantagë ithen nale !". Ils sortirent de la hutte en tirant une elfe par le bras.
"Vous devez être la mère de ces deux enfants" lui dit Romik.
"Oui, c'est cela répondit-elle. Et vous devez être le mortel dont on entend parler."
"C'est bien moi ; je suis Romik et j'accompagne des elfes qui viennent de la Forêt aux Songes."
L'elfe acquiesça. "Je vois de qui vous voulez parler" dit-elle.
La petite fille tira la manche de sa mère et lui chuchota quelque chose à l'oreille. Puis la mère traduisit.
"Ma fille souhaiterait connaître la raison de votre présence ici. Elle est fort perplexe : c'est la première fois qu'elle voit un humain."
"Et bien vous pouvez lui dire que j'accompagne un groupe d'elfes. C'est une des leurs, une amie qui m'a en quelque sorte invité."
L'elfe traduisit.
"J'aimerais vous demander un renseignement, demanda Romik. Nous sommes venus ici à cheval. Savez vous où sont les chevaux ?"
"Je vais vous montrer. Suivez-moi."
Elle l'emmena plus loin, au bout d'une plate-forme à laquelle pendait une échelle de cordes. "C'est en bas" dit-elle en descendant. Ils descendirent l'échelle pendant une demi-douzaine de brassées jusqu'à ce qu'ils atteignent une autre plate-forme. Une autre échelle y reposait. L'elfe s'en saisit et la jeta dans le vide. Puis elle descendit encore. Ils atteignirent une plate-forme en contrebas et elle refit de même. Après avoir descendu plusieurs échelles, il arrivèrent enfin au sol. Puis ils cheminèrent pendant plusieurs minutes jusqu'à une clairière au centre de laquelle il y avait une grande butte.
"Généralement, nos montures se reposent ici" dit l'elfe en montant le tertre.
Et en effet, une fois arrivé en haut, Romik aperçut une bonne centaine de chevaux. Voir toutes ces bêtes en liberté était un spectacle assez surprenant. Il n'avait jamais vu autant de chevaux réunis au même endroit. De plus, chez des humains, les chevaux étaient toujours enfermés dans des enclos tandis que chez les elfes, la notion de captivité ne semblait pas exister. C'était la première fois qu'il s'en rendait compte : laisser les chevaux s'épanouir en liberté était sûrement bien meilleur pour eux. Ils n'avaient jamais demandé à être attachés.
En cherchant du regard, il aperçut rapidement ses deux lourds chevaux de trait qui juraient au beau milieu des pur-sang.
"Je vous remercie de vous être donné la peine de me conduire jusqu'ici" annonça Romik à l'elfe.
"Il n'y a pas de quoi." Puis elle le salua et s'en alla.
Romik se dirigea vers les deux chevaux qui vinrent eux-mêmes vers leur maître dès qu'ils le reconnurent.
"Ça va ? leur dit-il. J'espère que vous êtes bien, ici. En tout cas, vous allez pouvoir vous faire plein de copains."
Il ramassa un morceau de bois et entreprit de récurer les sabots des chevaux. Les fers à cheval étaient en bon état, mais il y avait quand même de quoi nettoyer. Après avoir achevé cette besogne, il entreprit de les bouchonner. Il ramassa plusieurs feuilles et à l'aide de cette brosse improvisée, il arrangea un peu la robe de ses chevaux. Une fois le travail accompli, il chercha la jument qu'il avait monté ces derniers jours. Elle était non loin de là, en train de boire à un point d'eau. Il alla vers elle. La bête le reconnut et accepta de se laisser panser.
"Tu prends grand soin de tes montures, Romik-ami-des-chevaux."
Une fois de plus, il sursauta. "Gwantholin !" s'exclama-t-il. "Qu'est-ce que tu m'as fait peur ! Comment faites-vous pour vous déplacer aussi silencieusement ? Ce n'est pas la première fois qu'un elfe arrive à me surprendre comme ça et j'aimerais bien savoir comment vous faites pour être aussi diablement silencieux !"
"A cela, il y a plusieurs explications. Peut-être sommes-nous naturellement plus aptes à être aussi silencieux. De plus nous évitons de porter des grosses bottes à semelles rigides : cela fait beaucoup de bruit lorsqu'on marche avec. Enfin, nous sommes peut-être plus discrets que les humains de par notre attitude, et à force d'entraînement, on s'habitue à marcher sans être entendu."
"Mouais, ça m'a l'air pratique, comme aptitude. Il faudra que tu me montres comment faire, un jour…"
"Si tu le souhaites, je t'apprendrai."
Après un court silence, Romik se racla la gorge. "Euh, ça fait longtemps que tu m'observes ?"
"Je crois que je te regarde depuis que tu es arrivé. Tu m'as l'air très attaché aux animaux, Romik."
"Oui, c'est vrai : je les aime bien. J'affectionne aussi la nature."
"Tout comme nous."
"Au fait, quelque chose me démange : lorsque vous montez des chevaux, vous ne leur mettez jamais de selle ni de bride. Pourquoi ? Je crois qu'il est plus facile de monter un cheval sellé, non ?"
"Effectivement, la monte à cru est plus délicate que la monte sellée. Mais nous ne sellons jamais nos chevaux, car cela ne fait pas partie de notre manière de penser et d'agir."
"Un peu comme le fait que vous soyez très proches de la nature et tout ça ?"
"Oui, c'est un peu cela."
"Tu peux me montrer comment vous faites ? J'aimerais bien essayer la monte à cru."
"D'accord ; tu pourras prendre ta jument." Et elle partit chercher une autre monture.
Lorsqu'elle revint, elle était déjà sur le dos de la bête. "Tout d'abord, lui dit-elle, tu dois mettre en confiance cette jument. Bon, tu la connais mais confronté à d'autres situations, tu ne connais pas nécessairement ton cheval. Alors tu vas te présenter à elle et lui dire que tu aimerais aller sur son dos."
Romik s'exécuta. Il alla face à la jument, flatta son naseau et lui dit : "Bonjour, je m'appelle Romik. Me laisseras-tu monter sur ton dos ?" Puis il bougonna. "Gwantholin ! je me sens stupide…" gémit-il.
"Non, ce n'est pas stupide de s'adresser à un cheval et je suis persuadée qu'il peut te comprendre en partie. Tu as bien fait de lui demander la permission de la monter."
"Bon, si tu le dis…"
"Maintenant, tu vas te jucher sur son dos. C'est plus difficile parce que tu ne peux pas t'aider des étriers. Mais c'est tout à fait faisable. Ah ! au fait, ne considère pas cette jument comme une monture mais plutôt comme une compagne. Si nous, les elfes ne mettons jamais de selle aux chevaux, c'est parce que nous considérons qu'il ne faut pas leur en mettre. C'est en quelque sorte une entrave à leur liberté, un signe de leur asservissement. Or nous considérons que lorsque le cheval se laisse monter, c'est une faveur qu'il nous concède et non un dû."
Romik parvint à grimper sur le dos de sa jument, non sans difficultés. "Je comprends votre mentalité, dit-il. J'apprécie cette manière de penser."
"Bien, nous allons pouvoir avancer. Fais bien attention à te cramponner. Aide-toi de tes jambes pour ne pas tomber et n'hésite pas à te pencher pour ne pas perdre l'équilibre."
"Et pour diriger ?"
"Tu peux tirer légèrement la crinière. Aide-toi aussi de tes genoux pour diriger ta jument."
Et sur cette phrase, Gwantholin fit avancer son cheval. Romik la suivit au pas. Il était un peu mal à l'aise au début mais il finit par s'y habituer et ils s'engagèrent au trot. Puis lorsque Gwantholin constata que Romik parvenait à s'en sortir, ils passèrent au petit galop.
C'était tout différent et Romik le sentait. C'était comme s'il redécouvrait l'équitation. Il ressentait à tout instant chaque mouvement de sa " compagne " et il accompagnait son mouvement. Il était en osmose avec sa jument, chacun était complice de l'autre et il était heureux. Il se sentait bien.
Il se sentait bien mais privé d'étriers, il ne pouvait plus user de ses mollets pour compenser les mouvements de sa jument. Dans un sens c'était ce qui lui permettait de faire corps avec elle mais il n'y était pas habitué et son postérieur commença à s'engourdir. Il dut alors s'arrêter.
"Nous allons nous reposer quelques temps" lui dit Gwantholin en descendant de son cheval.
Cela faisait longtemps qu'ils avaient quitté la butte et qu'ils étaient sortis de la clairière. Ils étaient maintenant entourés d'arbres et d'une végétation dense. La luminosité était assez faible, mais pas au point de s'avérer gênante. Et elle n'était pas due au fait que le jour déclinait mais aux arbres qui s'élevaient haut dans le ciel et qui laissaient filtrer peu de soleil. D'où le nom de ce lieu : la Forêt Sombre.
Gwantholin marcha jusqu'à un hêtre et elle s'y adossa. Romik l'imita et il se positionna à ses côtés. Les deux chevaux s'étaient éloignés, mais ils restaient à portée de vue.
"C'était vraiment bien, commenta-t-il. Je n'avais jamais soupçonné que la monte à cru était si différente. C'était un peu comme si… je faisais corps avec ma jument. Et maintenant, je partage un peu plus votre état d'esprit, votre manière d'appréhender les animaux."
"Ça me fait plaisir, lui répondit-elle. Mais si tu veux adopter le mode de pensée elfique, tu auras encore beaucoup à apprendre."
"Oui, fit Romik, pensif. Cela m'intéresse, alors je vais essayer d'observer. Mais tu pourrais aussi me parler de ton peuple."
"Je suis consentante, mais je ne sais pas de quelle façon commencer !"
"Et bien tu pourrais par exemple me parler de Venjhitia. Je la trouve assez étrange. A chaque fois que j'ai essayé de discuter avec elle, elle s'est montrée étrangement distante, comme si… elle était fatiguée, ou alors c'est moi qui étais fatigant ?"
"Ce n'est pas ta faute, Romik. Elle est vieille, et je dis vieille aux yeux d'un elfe. Ceci peut expliquer pourquoi son attitude te semble si étrange."
"Ça doit faire beaucoup de lunes alors…"
"Plus de mille deux cent périodes, je crois."
"Pardon ? des périodes tu dis ?"
"J'avais oublié que les humains dénombrent en lunes. Mais un elfe voit passer beaucoup de lunes, tellement de lunes qu'il n'est pas près de compter à la lune près. Nous comptons alors par période. D'un équinoxe de printemps à un autre par exemple, s'écoule une période. Le monde met une période pour redevenir comme avant. Les bourgeons apparaissent à une période d'intervalle, les fruits aussi. Les feuilles des arbres tombent à chaque période et la neige les recouvre aussi à cet intervalle-là."
"Oui, je connais un peu. J'ai déjà entendu l'expression " année ". C'est la même chose. Et moi, j'ai un peu plus de quinze périodes alors."
Gwantholin prit la parole. "Donc si tu trouves Venjhitia étrange, c'est parce qu'elle est fort âgée. Elle est un peu lassée de la vie. Elle a tant vu…"
"J'ai du mal à imaginer ce que ça donne. Je pensais que j'avais tant à vivre…"
"Mais tu as beaucoup à vivre ! Tu n'as pas à te plaindre, Romik."
Un écureuil se trouvait à quelques pas d'eux, en train de se nourrir de faines. Il semblait absorbé par sa tâche et il ne remarquait pas la présence du couple.
"Regarde-le, lui dit-elle en désignant le rongeur. Combien de temps va-t-il vivre ? Dix périodes, ce qui fait cent trente lunes peut-être ? Même à tes yeux, cela te semble peu pour une durée de vie. Pourtant, ce n'est pas ce qui va l'empêcher d'avoir une vie heureuse. N'es-tu pas d'accord ?"
"Oui, tu as probablement raison ; bien qu'il ne doit pas en être conscient. Mais imagine si je pouvais vivre pendant la durée d'une vie elfe ? Ce serait formidable : je pourrais voir tant de merveilles ! Je pourrais voir et faire tant de choses !"
"Et tant d'horreurs ! Tu te sentirais désespérément seul… Tu verrais les gens naître, vivre, puis mourir. Tu serais toujours confronté à la mort de tes proches, de ceux que tu aimes. Là serait l'ironie du sort : tu vivrais éternellement, tu serais immortel mais pourtant, tu serais confronté à la mort si souvent… Tu serais plongé dans une amertume inguérissable, le mal de l'existence."
"Tu as peut-être raison, ce serait difficile à vivre. Mais tu as donné comme exemple que j'étais immortel en vivant parmi les humains. Or vous, elfes, êtes immortels mais vous n'êtes pas seuls. Vous formez un peuple, une race."
"Ta remarque est perspicace, Romik. Ce n'est assurément pas la même chose."
"Je sais que ce que je vais te demander est impoli, mais quel âge as-tu ?"
"Voilà un comportement typiquement humain. Il n'y aucune honte à avoir de son âge ! Pour ta question, j'ai cinquante trois périodes. Cela fait environ six cent quatre-vingt dix lunes."
"Woah ! s'exclama le jeune humain. Ça fait beaucoup ; mon père est plus jeune que toi !"
"Mais il n'est pas forcément moins heureux…"
"C'est vrai, l'âge ne dépend pas de la durée de vie mais de la façon dont on l'appréhende."
"Tu es maintenant en train de faire de la philosophie elfique. Félicitations !"
Romik rit. "C'est peut-être à force de vous fréquenter que je me mets à penser comme cela. Tiens, quel âge a Aïnedegathel ?"
"Environ deux cent soixante-dix lunes."
"Ça doit faire jeune pour vous…"
"Effectivement ; elle est encore considérée comme une adolescente. Et moi, comme une jeune adulte."
"C'est donc peut-être pour cela que j'ai aussi facilement établi un bon contact avec elle : parce que nous avons tous les deux la même équivalence d'âge."
"Oui, c'est une explication plausible."
La conversation s'arrêta. Peut-être parce que les deux interlocuteurs n'avaient plus rien à se dire.

Par ici, la nature était splendide.
Romik se tourna vers Gwantholin ; elle aussi était splendide. Elle ne portait plus la tunique qu'elle avait vêtue lors du voyage, elle était maintenant habillée d'une robe verte, assortie à la couleur des feuilles. Les manches courtes de sa robe laissaient dépasser celles d'une chemise beige claire. Elle portait toujours la ceinture garnie d'une gemme bleu translucide. Ses cheveux avaient été rejetés en arrière mais ils étaient toujours détachés et ses boucles dorées ondulaient avec sensualité le long de son dos.
Romik lui passa la main sur le menton et il lui caressa le bas du visage. Il savait qu'il n'aurait pas dû faire cela : Gwantholin le lui avait fait comprendre. Mais il n'avait pas pu s'en empêcher. Il passa un doigt sur les lèvres de la gracieuse elfe. Leur contour était fin et elles donnaient une impression de velouté. Une fois encore, il sut que ce qu'il allait faire n'était pas un acte réfléchi mais il ramena quand même la tête de l'elfe vers la sienne. Il s'apprêta à l'embrasser.
"Non" lui dit-elle simplement, en posant un doigt sur sa bouche.
Puis elle posa sa tête sur l'épaule de Romik et il l'entoura de son bras. Il pouvait sentir son torse se bomber à chaque inspiration prise. Il pouvait sentir l'odeur qui se dégageait d'elle : de subtils effluves de fleurs du printemps.
Il était bien, Gwantholin était tout contre lui et il aurait aimé pouvoir rester ainsi indéfiniment…