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Auteur(s) :

Pascal RIVIERE


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Eastenwest > 18 - L'art de la guerre



LES DERNIERS HOMMES

Auteur : Pierre Bordage
Type : science-fiction
Edition : J'ai Lu


À dessein de lire quelque chose pour m’aider à écrire des scénarios pour Tribe 8, jeu de rôle post-apocalyptique, je découvre et m’offre Les derniers hommes de Pierre Bordage, roman dont le récit se déroule dans un univers assez similaire à ce jeu de rôle. J’avoue que j’achète ce roman un peu avec scepticisme car je n’avais pas aimé La citadelle Hyponéros, du même auteur. Et je découvre pourtant, avec surprise, un roman de science-fiction aussi intelligent que divertissant.

L’action se déroule dans un futur sombre, après la Troisième Guerre mondiale. Le monde est ravagé et empoisonné. Les survivants forment des communautés nomades exerçant chacune un monopole sur une denrée : ce monopole unique leur permet de survivre et d’apporter un atout dans le jeu des relations conflictuelles entre communautés. Solman, le héros, est un donneur : un don empathique et visionnaire lui permet de lire dans les gens et d’avoir des aperçus de l’avenir. Il pressent bientôt qu’une force mystérieuse organise la fin ultime de l’humanité : il s’agit pour elle d’achever une apocalypse qui a déjà si bien débuté. Au long d’une trajectoire initiatique douloureuse, Solman va être amené à prendre en main, malgré lui, la destinée de son clan.

Le roman de Pierre Bordage n’évite certes pas quelques écueils. Son « idéologie de fond » est un peu critiquable. Manifestement, pour Pierre Bordage – et, je crois, pour une partie non négligeable des joueurs de rôle – ce futur dramatiquement sombre est le rejeton naturel d’un monde contemporain qui serait essentiellement caractérisé par la guerre, le profit économique et le fanatisme religieux. Ces positions idéologiques un peu simplistes aménagent des conditions particulièrement confortables pour le désenchantement et le messianisme, et Pierre Bordage l’illustre à merveille...

Mais passons aux qualités du roman, et elles sont nombreuses.
Pierre Bordage dresse un portrait du genre humain à venir intéressant. Sans porter atteinte à l’action du récit et au rythme, il développe la psychologie de ses personnages, notamment les traits fondés sur l’égoïsme, l’hypocrisie, la cruauté et la brutalité, il dresse une certaine peinture – très sombre – des relations sociales communautaires, et en particulier de la difficulté des rapports entre hommes et femmes.

Symboliquement, il établit un rapport entre le monde matériel et naturel et le monde social, tous les deux étant empoisonnés et déclinants. Ce décor est celui dans lequel évolue son héros, lui-même contaminé dans son corps et dans son esprit par la maladie, et toujours animé, moins par l’espoir, que par le désir de survivre.
Pierre Bordage utilise pour décrire Solman la figure du prophète confronté à l’incompréhension de son peuple, à l’hostilité, aux médisances populaires, aux manipulations des notables visant à détruire son influence. Comme Moïse ou le Christ, Solman, prophète en son pays, reste un étranger aux yeux de son peuple, qui ne comprend ni l’origine surnaturelle de ses prémonitions, ni le bien-fondé des décisions douloureuses mais vitales qu’il prend en considération de ce que lui apprennent ces visions. Pire, ceux qui reconnaissent toutefois son don, sa différence, sont amenés à désirer s’approprier Solman, par convoitise ou par amour. Mais l’étrangeté de ce don leur échappe et leur colère se retourne finalement contre Solman lui-même, objet de leur désir. Pour lui, les soutiens sont éphémères et ambiguës, les amitiés relatives et souvent équivoques, l’adversité toujours présente, à l’instar du désir d’en finir une bonne fois pour toute. Mais pourtant, malgré cela, il a le devoir de faire front. Soutenu par quelques rares et derniers amis, dont Moram, personnage extraordinaire, jeune camionneur grande gueule « à qui faut pas chier dans les bottes », qui compense par ses capacités physiques la fragilité du prophète et le complète, Solman grandit, évolue humainement, devient adulte en se prenant de compassion pour ces derniers hommes qui se déchirent, inconscients de la menace qui plane sur eux. L’humanité vaut-elle d’être sauvée ? Au long de son chemin intérieur, enrichi par ses rencontres, Solman réalise que la vocation du prophète est de tenter de l’aimer et de la guider malgré elle. Pourtant, Pierre Bordage évite les écueils du roman new age façon Paulo Coelho, des leçons simplistes ou du fatras ésotérique en forçant les traits du réalisme, de l’ambiguïté et de la complexité humaine. Il évite également d’écrire un nouveau Dune – le style du roman de SF messianiste étant certainement suffisamment abondant à mon goût, Pierre Bordage ayant lui-même pratiqué avec Les guerriers du silence. Du coup, Bordage en profite pour se renouveler et s’enrichir lui-même.

Sur la forme, le récit est accrocheur : sens du suspens, remarquable talent narratif, notamment dans les descriptions de ce futur post-apocalyptique empoisonné, tribal, à bout de souffle. Bordage fait un travail littéraire intéressant sur les attitudes corporelles et les apparences physiques – notamment sur les odeurs, sur la maladie et la mutation qui affectent les corps et sur la rouille qui gangrène le métal. Il fournit de multiples détails ordinaires ou techniques sur les méthodes de survie d’un peuple humain confronté à un environnement naturel devenu venimeux et meurtrier. Il livre une galerie de personnages dépeints avec finesse, réalistes et attachants, et des situations originales dont la densité dramatique prend à la gorge. L’une des grandes originalités du roman réside à mon avis sur le fait qu’il constitue un road-movie (pourtant, encore un genre que je déteste en général) routier. Les héros se déplacent en camion au travers d’une Europe détruite. Pierre Bordage dresse à cet effet le portrait de camionneurs qui sont à la fois brutaux et fragiles, frustres ou attachants.
De façon générale, Pierre Bordage dispose d’une aisance d’écriture et d’une qualité textuelle surprenante chez un écrivain cantonné aux romans de divertissement. Son livre laisse l’idée que l’auteur doit être un type génial qu’on aimerait rencontrer pour parler de ses bouquins et de ses univers imaginaires.
Vraiment, avec Pierre Bordage, Mathieu Gaborit, Fabrice Colin ou encore Pierre Grimbert, le roman d’imagination français se porte admirablement bien – et, accessoirement, J’ai lu poursuit une politique d’édition dont la qualité doit être saluée et confortée !

Aide de jeu (incontournable) pour univers post-apocalyptiques (Tribe 8, Dark Earth, Vermine ou Cendres…)