Nouvelle


Pour : Délires


Auteur(s) :

Mario HEIMBURGER


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Eastenwest > 13 - C'est dans l'air



L'ère du truc

La vérité est qu'on ignore totalement ce qui a ramené la mode du truc.

Sans doute l'humanité était-elle prédisposée depuis longtemps à son retour, comme si l'imprécision était une force qui s'alliait à la notion vague de communauté pour prendre tout son sens. Un sens forcément vide.

Les médias dans leur ensemble ont servi de propagateurs, diffusant le truc jusque dans les foyers les plus reculés à la manière d'un virus. Oh ! Aucun gouvernement ne peut-être blâmé : les mesures ont été prises dès que le phénomène fut identifié, mais il était déjà trop tard. Peut-être que des mesures de surveillance auraient été plus efficaces, mais nul ne pouvait prévoir la catastrophe d'un genre totalement nouveau.

La trêve estivale était une autre de ces circonstances aggravantes. La transhumance annuelle des populations a propagé le truc comme s'il s'agissait d'un nuage de poussière. Même la barrière de la langue n'a pas été un obstacle infranchissable, bien que certaines cultures (asiatiques, notamment) ont résisté plus longuement. Mais que peut-on faire contre l'indéfini ?

Le coup de grâce fut porté par les producteurs de disques, toujours à l'affût d'un créneau porteur. L'été 2012 allait être placé sous le signe du truc, ils l'avaient bien compris. Les tubes " A thing of your own " de Lisa Brawdowskczy fut certainement le plus efficace de tous. Partout, on passait le fameux tube de Lisa truc (ou dans certaines variantes élaborées de Lisa truc-muche). Lorsqu'à peine une semaine plus tard retentit sur les ondes l'entêtant " Mon truc à moi " d'Azalée, la boucle était bouclée. D'une boîte de nuit à l'autre, le truc était sur toutes les lèvres. Après, ce n'était plus qu'une question de temps pour qu'il traverse les générations et s'installe dans tous les cerveaux.

La rentrée de cette année fut particulièrement pénible pour les enseignants, naturellement résistants aux déformations de langage. Plus encore que les années précédentes, la fatigue devint chez eux une maladie grave, affaiblissant peu à peu leurs défenses immunitaires. " Monsieur, le truc qui a deux angles égaux, il est bien équilatétruc, ou alors isomachin ? " Notons qu'à cette époque, nos têtes blondes faisaient encore l'effort de chercher des synonymes pour éviter les répétitions. Cet effort n'a pas survécu au mois de septembre.

Comme nous l'avons déjà évoqué, la loi du 3 octobre 2012 sur l'utilisation abusive des substantifs indéfinis à la télévision durant les heures de grande écoute n'a pas porté ses fruits. Des amendes ont plu sur les grands consortiums, mais les rentrées publicitaires compensaient largement cette perte minime. Il faut dire que le truc se vendait bien, et sous toutes ses formes. Et l'inverse s'est révélé exact aussi, comme a dû le constater le groupe Alsheim, dont les ventes ont chuté de 20 % par manque de clairvoyance de l'agence de publicité Isomer. Ce qui n'était pas un truc n'intéressait pas les consommateurs.

On déplore durant le mois d'octobre une hausse de près de 43 % des litiges portant sur la marchandise. Quand on achète des trucs, il faut faire attention, c'est la conclusion qui frappa les associations de consommateurs de tous les pays.

La première nouvelle catastrophique vint d'Allemagne ou " das Ding " faisait des ravages culturels. Le mot avait une propriété passionnante : aucun accent à l'intérieur du pays ne pouvait l'altérer. Il devint un mot de ralliement qui menaça grandement la diversité culturelle du pays. La fédération des Länder avait du souci à se faire, pour un peu, cette année-là, la fête de la réunification aurait pu sonner l'avènement d'une République allemande.

Mais même le mot république n'avait plus de sens. Pas plus que le mot " Ding " (truc). Et avant la fin de l'année, tous les mots se vidèrent ainsi de leur sens, se déversant dans le truc sans pour autant que celui-ci soit comblé. La soif de vide du truc était sans fin. Il avait même avalé la chose et le machin, c'est dire !

On s'en doute, la production littéraire à l'orée de l'an 2013 était au plus bas. Non que les livres ne sortent plus en aussi grand nombre, mais, adaptés au goût du jour, ils avaient une vague tendance à se ressembler tous. Dans le même temps, les quotidiens politiques et économiques, soudain devenus compréhensibles par tous, enregistraient des records de vente. On suppose que cette compréhension à géométrie variable a provoqué la crise économique de janvier 2013 (associé à la guerre au Brésil, qui a commencé dans le sang après qu'un officiel américain ait déclaré que le Brésil était un truc chaud). Le chômage progressa en flèche, et les travailleurs spécialisés dans un truc devaient se rabattre sur un autre travail de truc.

Le malaise social provoqué par cette inégalité injuste (un truc n'est pas un truc, c'est un truc) amena les philosophes et les sociologues à se déchirer. Les mathématiciens tentèrent de se joindre à la masse, mais la communication n'était pas aisée : les signes cabalistiques s'étaient rarement bien comportés en face du truc, et bien que leur sens général reste inchangé, l'aberration de leur signification face au vide du truc provoquait des crises de démence chez les plus résistants.

Il fallut attendre février 2013, et l'intervention miraculeuse du philologue français Jean Dupont pour que la crise du truc s'arrête enfin. Après une bataille titanesque qui l'opposa à tous les trucs de l'Académie française, il parvint en effet à élargir la définition du truc dans le dictionnaire officiel. Avant son intervention, la taille prévisionnelle du dictionnaire 2013 se résumait à la définition cryptique truc : n.m. truc. Après des jours de bataille, il parvint à modifier la définition du mot afin que celle-ci comprenne tous les synonymes possibles du mot, ramenant le dictionnaire à sa taille originale.

A l'aide de ce nouveau dictionnaire, il entreprit la rédaction d'une lettre, qu'il diffusa par le biais du Ministère de l'Education à l'ensemble des enseignants qui n'avaient pas été admis en maison de repos. Cette lettre exemplaire peut aujourd'hui être contemplée au Musée de l'Homme, encadrée au bout de la chaîne de l'évolution. Elle ne comprend qu'un seul truc, et milite fortement pour éviter les répétitions dans tout texte, oral ou littéraire en usant et abusant des synonymes officiels tels qu'ils sont décrits dans le dictionnaire.

Relevant leurs manches, les enseignants firent non seulement lecture de cette lettre devant leurs élèves, mais entreprirent avec eux la reconquête des mots. La bataille fut longue et dura jusqu'aux vacances scolaires. Entre temps, la mode du truc avait passé. L'uniformité amena les maisons d'éditions, les producteurs de films et les publicistes à changer de créneau, s'alliant ainsi officiellement avec la croisade des enseignants. Cette année, le ministère décréta l'indulgence avec les copies du bac, et le taux de réussite atteint historiquement les 97 %.

Après avoir perdu son intelligence pendant toute une année, le monde pouvait enfin se remettre de cette grave crise, se détendant sous le soleil apaisant du mois de juillet, retrouvant avec plaisir les disputes sur la plage, les bagarres des bars, et l'exploitation sexuelle de la naïveté des étrangères au son du nouveau tube " Une chose que j'ai ". L'ère du truc, qui rendait tout ceci impossible était révolue.