Roman


Pour : Médiéval-fantastique


Auteur(s) :

Philippe de QUILLACQ


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Eastenwest > 7 - Pour quelques PO de plus...



Humble Mortel, chapitres 7-9

Un roman par Philippe deQuillacq, Carte réalisée par Alexis Le Clezio

Voilà donc la suite de ce roman épique commencé dans le numéro 5 et poursuivi depuis. Comme d'habitude, n'hésitez pas à envoyer vos commentaires à l'auteur pour lui faire part de vos impressions. Bonne lecture.

Chapitre 7

Avemenkel était allé chercher sa monture qu'il avait laissée à l'écart. Aïnedegathel siffla les deux autres chevaux avec sa flûte.

Ils retournèrent au campement en silence. Pendant le trajet, Romik se demandait ce que serait cette cérémonie de départ. Peut-être une sorte d'adieu sentimental à cet endroit où ils avaient vécu plusieurs lunes ; mais alors dans ce cas pourquoi l'avoir convié ? Perplexe, il se dit qu'il valait peut être mieux ne pas y penser et découvrir au dernier moment ce que cela pouvait être.

Lorsqu'ils arrivèrent au campement, une ambiance de fête et de gaieté planait sur ces lieux. La musique, d'abord lointaine, se fit entendre plus clairement. Romik percevait un mélange harmonieux d'instruments de musique : des instruments à corde, différentes sortes de flûtes et des tambourins. La majeure partie des elfes dansait sans retenue autour d'un grand feu. Romik fut surpris par cette attitude : les elfes lui semblaient d'ordinaire plus réservés et soucieux.

Gwantholin s'approcha de lui avec deux coupes remplies à ras-bord d'un liquide rosé. Elle avait revêtu une longue robe couleur neige qui lui seyait davantage que ses habits de voyage. Ses cheveux dorés étaient nattés et rassemblés à la base de son crâne. Elle était magnifique.

 "Romik, dit-t-elle en lui tendant une coupe, je suis contente de te revoir. Aujourd'hui est un jour spécial : c'est Ponjafen Deskutog, la cérémonie de départ. Nous remercions la Nature, avec laquelle nous vivons en osmose, de nous avoir accueilli et nous célébrons les éléments. Viens avec moi."

 "Je ne suis pas sûr que ma place soit ici. Je n'ai jamais pris part à pareil rituel et j'ai l'impression d'être de trop."

 "Allons, puisque je te dis de venir. Cela me ferait très plaisir que tu acceptes" dit-t-elle d'une voix on ne peut plus féminine et charmante.

 "Bien, dans ce cas…" dit résolument l'humain en vidant sa coupe d'un trait. Le breuvage était délicieux. Une fois la dernière goutte avalée, il se sentit léger, comme s'il avait oublié ses peines.

Gwantholin le prit par la main et l'entraîna vers les autres, à proximité du grand brasier. Là, elle se saisit de son autre main et se mit à se mouvoir aux rythmes de la musique, tout en incitant son cavalier à faire de même. Alors, il essaya à son tour de danser. Il se sentait pitoyable. Là où Gwantholin se mouvait avec grâce, il gesticulait à la manière d'un pantin. Mais elle n'en semblait nullement gênée. A vrai dire, personne autour de lui ne paraissait remarquer qu'il dansait aussi mal. Il essaya de s'améliorer mais ne continuait qu'à bouger gauchement. Il émit un grognement de frustration.

 "Ne pense pas à ce que tu crois faire, lui dit Gwantholin. Ferme les yeux et laisse-toi porter tout simplement."

Elle parlait d'une voix légère : "Oublie-toi, n'essaye pas de penser et laisse les émotions t'envahir. Il n'y a qu'ainsi qu'on peut faire partie de Ponjafen Deskutog."

Romik laissa alors son esprit à la dérive et il se concentra sur la musique. Peu à peu, il sentit le rythme pénétrer dans sa peau de façon graduelle. Bientôt, il eut l'impression qu'il faisait partie de la musique et il réussit enfin à danser avec autant de facilité que sa cavalière. Il ressentit d'étranges sensations : le campement autour de lui, son propre corps lui semblaient distants et étaient remplacés par une sorte de vide. Par contre, la musique était omniprésente en lui et chaque note faisait vibrer son corps et Gwantholin accaparait son champ de vision. Il ne voyait plus que l'elfe resplendissante dans sa beauté et sa grâce onduler dans les rythmes de la mélodie entraînante que jouaient les musiciens elfes. Romik continua à danser ainsi pendant un moment qui lui sembla interminable.

Puis les musiciens s'arrêtèrent de produire la musique si envoûtante, et les étranges sensations qu'avait ressenties Romik s'évadèrent peu à peu. Gwantholin l'entraîna à l'écart. Il avait l'impression que chacun ressentait la même chose que lui. Les musiciens s'étaient remis à jouer une mélodie beaucoup plus paisible, moins entraînante et davantage langoureuse. Il y avait beaucoup moins de monde autour du feu qu'auparavant. Aïnedegathel était tout contre Avemenkel et sa tête reposait sur son épaule. Romik sourit : il savait ce que cela signifiait.

Gwantholin le mena à l'extérieur de la clairière à proximité de chênes imposants. La musique se faisait beaucoup plus lointaine et Romik ressentait une inhabituelle sensation de plénitude.

 "Alors, tu ne te sens plus de trop dans cette cérémonie ?"

 "Non, répondit Romik pensivement. C'est étrange, je ne me suis pas senti aussi bien depuis longtemps… je crois même que je ne me suis jamais senti aussi bien. C'est une expérience incroyable et magique pour moi."

Cette communion avec ses sens, dans un état d'ivresse et d'euphorie avait donné à Romik l'impression qu'il avait pu partager l'état d'esprit des elfes durant un temps limité, qui n'en était que plus précieux.

 "J'en étais sûre, ce rituel ne laisse personne inchangé. C'est une expérience unique et en un sens nécessaire."

Gwantholin continuait de parler mais Romik ne l'écoutait plus. Il l'entendait mais ne cherchait pas à comprendre ce qu'elle lui disait. L'interrompant en pleine phrase, il colla sa bouche à la sienne. Surprise, Gwantholin échangea toutefois le baiser fougueux pendant un instant béni…

Puis elle recula d'un pas. "As-tu conscience de ce que tu as fait ?" demanda subitement la belle elfe.

 "Pardonne-moi, je n'aurai pas dû. Je ne sais pas ce qui m'a pris. La boisson que tu m'as donnée, la danse peut être ?" Il n'avait pas fini sa phrase qu'elle lui tournait déjà le dos. Il la regarda partir en se disant qu'il avait sûrement fait une erreur. Peut-être avait-il compromis de façon irrémédiable leur amitié. Il avisa quand même de la rattraper.

 "Gwantholin ! Attends !" Il arriva à sa hauteur en haletant. Elle fit mine de ne pas l'avoir entendu. Il l'appela encore en l'implorant, tout en lui tirant la manche. Enfin, elle se retourna.

 "Pardonne-moi encore, je suis sincèrement confus si je t'ai blessée."

 "Laisse, ce n'est pas ça…"

 "…"

 "C'était très agréable, lui avoua-t-elle, le regardant dans les yeux."

 "Alors pourquoi me fuir ?"

 "J'ignore si tu pourrais comprendre… Ecoute-moi, il vaudrait mieux ne plus penser à cela." Elle repartit mais cette fois, Romik ne tenta pas de la retenir. N'étant pas vraiment d'humeur à dormir, il décida de marcher, pensif.

Il errait sans but, perdu dans ses pensées. Il se remémorait tout ce qui s'était passé depuis son départ de Stanok : la joie lorsque son père lui avait appris qu'il pourrait l'accompagner pour Fnor Ingël, puis le voyage jusqu'à la capitale en compagnie de son père, d'oncle Deran puis de Terjal et de Sirjal, la découverte de la ville et l'ivresse commune du festival, et sa rencontre avec… Gwantholin. Tout cela lui semblait si loin, ce soir là. Il n'avait plus accordé une seule pensée à sa famille depuis quelques jours. Pourvu que son père ait bien eu son message ! C'était peut être le moment de rentrer : il avait accompli sa « mission », il avait escorté Gwantholin jusqu'aux siens.

Il fut ramené à la réalité par une sensation de mouillé : ses pieds étaient trempés, ils baignaient dans un petit ruisseau ! Bougonnant, il s'assit entre les racines d'un arbre et entreprit d'enlever ses bottes et de les égoutter.

Alerté par un bruit de feuille, il scruta devant lui. Il finit par apercevoir une forme allongée : un loup.

Il se redressa et porta machinalement sa main à sa ceinture mais ne trouva pas son marteau : il l'avait laissé au campement ! Il leva les yeux au ciel : il était impossible de réussir à grimper à l'arbre, et il n'avait aucune chance de distancer la bête à la course, surtout sans ses bottes. Puis il se rappela qu'il avait toujours sur lui la dague offerte par Gwantholin. Il la sortit d'un geste rapide. Alerté par l'éclat de la lame, l'animal sembla plus hésitant mais il continuait toujours à se diriger vers Romik. Au fur et à mesure qu'il approchait, il semblait moins menaçant : il se dandinait d'un air nonchalant et Romik pouvait l'entendre haleter.

Un chien ! Rassuré, Romik posa sa dague et se rassit ; de quelques claquements de langue il appela l'animal qui vint docilement vers lui. Apparemment ce n'était pas un chien sauvage. Il devait sûrement appartenir aux elfes.

La bête se posta devant l'humain et le regarda d'un air signifiant qu'il attendait qu'il lui donne à manger. Amusé, Romik passa sa main sur la tête du canidé qui se coucha et se laissa caresser sans broncher. De l'autre main, il prit la dague et en admira les détails.

 "Gwantholin… dit-il pensivement, pourquoi la vie est-t-elle si compliquée chez les êtres à deux pattes ?" dit-il à voix haute en regardant le chien.

 "Je constate que tu as déjà sympathisé avec Ruvmirtik, dit une voix derrière son dos."

Surpris, Romik se releva brusquement et aperçut un elfe aux cheveux châtains. "Oh ! Avelekem… Avekemel…"

 "Avemenkel", répondit patiemment son interlocuteur.

 "Etes-vous là depuis longtemps ?"

 "Non, je viens d'arriver. Venjhitia s'inquiétait, cela faisait longtemps qu'elle ne t'avait pas aperçu."

 "Oh, je n'étais qu'ici, perdu dans mes pensées. Il n'y avait pas à s'inquiéter."

 "Bien. Est-ce la dague de Gwantholin que tu as là ?" interrogea-t-il en pointant son doigt sur l'objet.

 "Oui, c'est un don de Gwantholin."

 "Tu veux dire qu'elle t'a donné sa Dague de Précision ? Elle doit avoir une grande estime de toi."

 "Pardon ?"

 "Gwantholin accordait une grande importance à cet objet et qu'elle l'ait offerte à un mortel me surprend…"

 "Je ne comprends pas ce : « qu'elle l'ai offert à un mortel me surprend » ", demanda Romik, suspicieux.

 "De manière générale Gwantholin et une part importante de notre de notre peuple accordent surtout du mépris ou de l'indifférence envers les humains."

Romik hocha la tête, mal à l'aise.

 "Et cela pour plusieurs raisons mais il me faudrait du temps pour te le faire comprendre. Ce que je peux te dire c'est que la Dague de Précision est un objet de très grande valeur aux yeux de Gwantholin et il me surprend qu'elle s'en soit séparée aussi facilement."

 "J'ai peut être une explication à cela, déclara Romik."

Et il lui conta ce qui s'était passé la nuit où ils furent attaqués par les orcs.

 "Je comprends enfin, dit Avemenkel. Avant que Gwantholin ne te présente à nous lorsque vous êtes arrivés au campement, elle nous avait brièvement parlé de toi et fait vaguement allusion à cette attaque mais j'ignorais la part que tu y avais prise. A vrai dire je n'avais pas la connaissance que vous aviez affronté une troupe d'orcs."

 "Bien, fit Romik, désireux d'en terminer avec cette discussion, maintenant tu pourrais peut-être me parler de cette Dague de Précision, voire m'apprendre à m'en servir. Cela pourrait toujours être utile, tu ne penses pas ?"

 "Navré, je ne puis."

 "C'est vrai que je n'ai cet objet que depuis quelques jours et je ne sais simplement pas l'employer. Je ne sais d'ailleurs rien du tout sur cette dague et puis… tant pis si personne ne veut m'aider…" fit Romik, mauvais esprit.

 "Je vais t'expliquer avant que tu ne commences à t'emporter : la Dague de Précision appartient à Gwantholin. Elle a pris la décision de te l'offrir, libre à elle. Mais il revient à elle et à elle seule de t'en parler. C'est en quelque sorte un privilège exclusif qui lui est réservé."

 "Il faudra donc que j'aille moi-même lui demander de m'apprendre à utiliser la Dague de Précision."

 "Oui, si tu veux qu'elle t'apprenne ce qu'elle sait sur cette dague, dit l'elfe en lui tournant le dos, Ruvmirtik à ses cotés. Je rentre au camp. Si je ne m'abuse, les mortels dorment beaucoup, alors tu ferais bien de me suivre. Nous partons tôt, demain."

Chapitre 8

"Non, Gwantholin… laisse-moi encore dormir, il est trop tôt…"

 "Navrée de te décevoir mais je ne suis pas Gwantholin" lui-dit une douce voix.

 "Alors qui pourrait bien me tirer de mon sommeil à pareille heure ?" grogna Romik en se frottant les yeux.

 "Moi, dit Aïnedegathel. Nous avons démonté quasiment tout le camp et il ne reste plus que ta tente. Habille-toi."

Romik prit un air gêné en constatant qu'il était torse nu. Il remit rapidement sa tunique, simple mais résistante, puis sortit.

Aïnedegathel n'avait pas exagéré, la tente de Romik était quasiment la seule encore debout. Des autres habitations ne restaient que des squelettes en bois et des murets de pierre. Tous les elfes de la petite communauté – environ une vingtaine – étaient présents. Plus de montures, encore, étaient déjà harnachées. Machinalement, Romik se dirigea vers les deux chevaux de traits de son père et se prépara à les seller.

 "Il est inutile de les seller, Romik."

Romik se tourna vers Gwantholin qui s'était approchée, les souvenirs de la veille encore en tête. Il sourit à son approche. Manifestement, elle ne partageait pas la même joie que l'humain : son visage resta impassible.

 "Pourquoi ne devrais-je pas les seller ? On ne va plus les monter ?"

 "Non, ces bêtes ne sont pas destinées à cela et elles nous ont déjà bien servi. Tu peux les relâcher."

Regardant autour de lui, Romik constata que les deux grosses bêtes de somme n'avaient en effet rien à faire avec les magnifiques étalons. Il entreprit de les détacher.

"Voilà qui est fait, dit-il. Et maintenant ?"

 "Nous allons bientôt partir et tes deux chevaux resteront seuls, et libres, annonça l'elfe en lui tournant le dos."

 "Gwantholin…"

 "Gwantholin !" répéta-t-il.

Romik attendit qu'elle se retourne pour lui parler : "Tu n'as fait aucune allusion à ce qui s'est passé hier. Aurais-tu oublié ? J'aimerais qu'on finisse notre discussion."

Gwantholin se retourna et le fixa dans les yeux ; son regard était étrange, il semblait plein de vie mais pourtant, il avait quelque chose d'effrayant, au point que Romik eut envie de tourner la tête. Mais il tint bon et soutint son regard.

 "Il ne s'est rien passé, Romik fils de Famik." déclara-t-elle solennelle. "Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais je ne me laisserai plus emporter."

 "Pourtant tu ne m'avais pas dit la même chose hier…"

 "Considère cette discussion comme close. Je n'ai plus rien à te dire à ce sujet."

Elle lui tourna le dos puis s'en alla.    

Romik retint ses larmes ; il se contenta de serrer les poings rageusement. Puis il courut loin, loin jusqu'à n'avoir plus de souffle et s'affaler sur le sol. Il voulut refouler ses émotions, oublier cet évènement, mais les images se succédaient bien trop vite dans sa tête pour qu'il en oublie une seule. Il ne voulait plus penser à Gwantholin, ni à la cérémonie de départ.

 "Cette fois, je crois vraiment que c'est le moment de partir" se dit Romik. "Personne ne semble m'accorder un quelconque intérêt. Je n'ai qu'à rentrer chez moi. Oui, c'est cela, rentrer chez moi. Revoir mes parents qui eux s'intéressent à moi et le montrent. Et ils s'inquiètent pour moi, au moins," se dit-il.

 "Alors c'est vrai que tu comptes partir avec nous ? Je pensais que tu rentrerais chez toi. Gwantholin a été reconnaissante pour ton aide mais… ta place n'est pas ici, dit Avemenkel."

Romik sursauta : absorbé dans ses pensées, il n'avait ni vu ni entendu l'elfe arriver.

 "Mmh, probablement… je devrais peut être partir, oui." Au fond de lui, Romik savait qu'il voulait rester avec les elfes. La vie ne lui avait jamais autant plu que depuis son départ précipité de Fnor Ingël. Il avait traversé des moments difficiles : les silences interminables de Gwantholin, l'attaque des orcs, sa blessure… Mais tout cela était lointain, maintenant. Arrivé au campement, il avait vu vivre des elfes et s'il restait avec eux, il en apprendrait plus sur leur mode de vie. Cela pourrait être une expérience très enrichissante ; après quelques temps passés avec les elfes, il connaîtrait ces êtres mystérieux. Déjà, il lui semblait avoir eu beaucoup de chance d'avoir pu assister à Ponjafen Deskutog. Oui, rien que pour cela, il devait rester avec les elfes.

Mais il existait d'autres motivations : Gwantholin…

Bien qu'à plusieurs reprises, elle s'était montrée distante avec lui, il avait la conviction qu'elle l'aimait bien. Et le fait de l'avoir refoulé aussi directement devait sûrement être motivé par de bonnes raisons.

Oui, par de bonnes raisons. Mais le comportement de l'elfe avait beaucoup changé depuis l'attaque des orcs. Elle s'était montrée bien plus amicale, beaucoup moins distante et plus plaisante. Ils étaient peut être partis pour une longue amitié et il serait dommage de tout gâcher sur un coup de tête.

Romik continua sa phrase : "Penses-tu que je pourrais rester ? Je me plais bien avec vous et je serais très honoré que ton peuple accepte que je le suive."

 "Et pourquoi voudrais-tu rester ?" répliqua vivement Avemenkel.

 "…"

 "Alors ce que j'ai entendu serait donc vrai ? Non content d'être le prétendant de Gwantholin tu t'intéresses maintenant à Aïnedegathel, ma promise ?" dit Avemenkel, acerbe.

 "Qu'est ce que tu insinues ?!"

 "Allons, tu as très bien compris…" Il émit un petit rire qui aurait pu passer pour un ricanement. "Nous savons pourquoi tu es là."

 "Oui, c'est en raison de Gwantholin, répondit Romik, candide. Nous sommes amis et je l'accompagne."

 "Vous êtes amis ? Je penserais plutôt que votre « amitié » s'est prolongée."

 "Qu'est ce que tu veux me faire comprendre ? Je commence à ne pas apprécier ce tu me dis…"

 "Je veux bien tolérer qu'un mortel soit en notre présence, bien que cela me déplaise ; par contre, je ne pourrais accepter que tu vives avec une des nôtres. Je ne veux pas qu'un bâtard demi-elfe finisse par naître et vivre parmi nous !"

 "Ne traite pas Gwantholin ainsi ! hurla Romik. Tu n'as pas le droit !"

 "Bien, mais je n'apprécierais pas que tu t'approches d'elle. Elle ne mérite pas d'être avec un simple mortel. Elle vaut bien plus que cela."

Hors de lui, Romik, qui s'était avancé petit à petit de l'elfe lui décocha un direct. Le coup était si puissant qu'il fit tituber l'elfe, qui faillit s'écrouler.

 "Impuissant par la parole, tu veux en venir aux coups ? Très bien…" annonça Avemenkel, en esquissant un léger rictus torve.

Avemenkel se mit instantanément en position de combat. Il se positionna de profil, face à Romik et ramena vers son visage le bras le plus proche de l'humain, pour se protéger. Il banda ses muscles.

Romik fit de même. Ce fut lui qui attaqua le premier, en tentant de porter un rude coup. Mais s'il était plus puissant que l'elfe, ce dernier était bien plus agile que lui. Il évita sans peine cette attaque. Après un rapide pivot, il se rua sur Romik, à qui il assena des petits coups faibles mais terriblement rythmés. Il attaqua si longtemps que Romik commença à en sentir les effets. Mais l'humain ne bronchait pas. Il ne craignait pas la douleur. Subissant avec stoïcisme les coups, il attendit qu'Avemenkel se mette de lui-même en position de faiblesse, afin de pouvoir le contrer. En croisant entre eux les doigts de ses deux mains, Romik rassembla ses poings et porta un coup brutal. Sonné par le choc, Avemenkel arrêta de frapper. Romik se prépara à un deuxième coup tout aussi puissant.

 "Arrêtez !" Romik tourna la tête. C'était Aïnedegathel. Le temps qu'il se retourne vers Avemenkel, ce dernier recommençait déjà à le frapper.

 "Mais arrêtez donc !" Voyant que personne ne l'écoutait, elle essaya de s'interposer. Mais les deux belligérants étaient bien trop affairés à leur rixe pour s'en préoccuper.

Comprenant qu'il n'y avait qu'un seul moyen de les arrêter, Aïnedegathel prit part au conflit. Elle roua les combattants de coups de pieds envoyés à une cadence surprenante. Prenant son élan, elle sauta haut, tout en tournant sur elle-même. Elle donna un coup de pied retourné à Romik en plein visage. Il s'écroula au sol, assommé. Avemenkel, lui non plus, ne connut pas de traitement de faveur. Un coup de pied particulièrement puissant dans le ventre le plia en deux.

Le combat était clos, et les deux combattants étaient presque allongés au sol, sous le coup de la douleur.

 "Vous me faites vraiment honte !" s'écria l'elfe, outragée. Se tournant vers Avemenkel : "Tu auras intérêt à lui présenter tes excuses."

 "N'y comptes pas trop, dit-il en se relevant. Romik, ce que je t'ai dit tient toujours. Ne t'approche pas d'elles." Il s'en alla.

 "À quoi fait-il allusion ?" demanda Aïnedegathel en aidant l'humain à se relever.

 "Il ne veut pas que je vienne, répondit sèchement Romik. Toi non plus, je suppose."

 "Allons, pourquoi donc ?"

 "Il semble jaloux. Il croit que je suis le prétendant de Gwantholin. Puis ensuite, il s'est mis à imaginer que j'avais des vues sur toi."

Aïnedegathel rit. "C'est bien dans son caractère. Toujours fougueux, prêt à s'emporter. Mais sous ses airs de personne imprévisible se cache quelqu'un au grand cœur, et celui que j'aime…" Après un silence : "Romik, tu devrais savoir que tous les elfes ne voient pas d'un œil bienveillant ton arrivée. Certains s'en inquiètent, ou même s'en offusquent."

 "Mais pourquoi donc ? Je n'ai fait aucun mal, à ce que je sache. Je crois même avoir aidé Gwantholin. Elle m'en a été reconnaissante !"

 "Je ne le conteste nullement, Romik fils de Famik. Seulement, la présence d'un humain parmi les nôtres apporte… des complications. Vois-tu, la vie chez les elfes est très paisible la plupart du temps. Nous sommes un peuple pacifique ; mais nous n'hésiterions pas à faire appel aux armes pour secourir une personne en danger.

 "Notre vie dans les forêts est sans complication. Les jeunes elfes grandissent pendant de nombreuses saisons, pendant lesquelles on leur inculque nos principes. Les anciens leur content nos légendes, et aussi les légendes des autres races. Chacun de nous leur apporte son savoir.

 "C'est ainsi que tous les elfes ont appris de leurs aînés à écouter. A faire le vide intérieur pour sentir autour de soi la force de la nature. Nous avons été initiés à l'art de la musique. Nous avons appris à chanter, puis nous nous spécialisons dans un instrument. Nous apprenons moultes choses. On m'a enseigné comment me battre, me défendre. Ainsi, je sais manier l'arc, l'épée et la dague. On m'a appris à pister, à reconnaître des empreintes, à comparer des odeurs. Puis on m'a initié à l'art de ne pas me faire suivre. Tout en étant en pleine osmose avec la nature, je sais m'abriter dans son manteau de verdure pour passer inaperçue. J'ai appris comment ne pas écraser ses créations avec mes pieds et à marcher dans le silence total.

 "Mais viennent des choses qui ne se cèdent pas ; elles ne peuvent être enseignées que par l'expérience. C'est pourquoi la plupart d'entre nous, vers la fin de l'adolescence part à la découverte du Monde, souvent avec des compagnons de notre âge. Et c'est enfin à ce moment que nous prenons conscience de ce qu'est la vie. Séparés des nôtres, nous ne sommes plus confrontés qu'à nous-mêmes.

 "Puis, lorsque nous revenons au bout de plusieurs saisons, nous nous réinstallons parmi les nôtres. Nous ne sortons presque plus, notre soif de partir à la découverte étanchée."

Pendant qu'Aïnedegathel parlait, ils avaient commencé à se diriger lentement vers le camp. Ils s'étaient arrêtés à une centaine de pas des autres elfes. Aïnedegathel reprit :

 "Voilà, je t'ai donné un aperçu de la vie elfe, qui se déroule souvent ainsi."

 "Ce que tu m'as conté est, certes passionnant – tu peux remarquer que je ne t'ai pas interrompue – ; toutefois, cela ne m'explique pas pourquoi certains des tiens n'apprécient pas ma présence."

 "En te contant notre vie, j'ai essayé de te faire comprendre que nous vivons généralement sans complication, mis à part lorsque nous quittons les nôtres pour quelques saisons. Nous restons toujours entre nous, entre elfes. Nous nous entendons mal avec les nains en raison de nombreux désaccords importants et de divergences d'opinions ; les hobbits nous semblent inintéressants : ils ne sont préoccupés que par leur ventre et leurs gardes-manger. Quant aux humains, ils sont bien trop… imprévisibles. Certains d'entre eux sont animés par de bonnes intentions, mais d'autres se sont tournés vers le Mal et nous prenons rarement le risque d'introduire des humains parmi nous."

 "Alors pourquoi Gwantholin m'a-t-elle amené ici ? Par caprice ?"

 "Tu as oublié pourquoi elle t'a laissé faire tout ce chemin avec elle…"

 "Explique…"

Aïnedegathel se tourna vers l'humain, un sourire aux lèvres. "Pourquoi les humains s'entêtent-ils à poser des questions dont ils connaissent les réponses ? Manquerais-tu de confiance en toi, Romik ?"

 "Je t'avais demandé pourquoi, parce que tu me sembles plus capable de comprendre Gwantholin que moi, puisque tu es une elfe, comme elle et aussi parce que… tu es une elfe."

 "Je suis heureuse que tu l'aies constaté" répondit-elle en riant.

 "Puisque tu le dis, alors je dois pouvoir comprendre pourquoi Gwantholin m'a amené ici. Au début, elle avait bien accepté que je l'accompagne, peut-être parce que cela l'amusait. Mais je suppose qu'après l'attaque des orcs j'ai monté dans son estime, dit-il en plaisantant." Après un silence : "Elle a sûrement dû avoir plus de considération pour moi. Je la considère comme une amie et j'espère qu'elle me considère aussi comme son ami."

 "Tu as effectivement compris. Ce doit sûrement être pour cela qu'elle t'a emmené jusqu'ici. Mais à mon avis, il y a aussi une autre raison."

 "Laquelle alors ?"

 "Lorsque Avemenkel a dit que tu étais le prétendant de Gwantholin, peut-être ne mentait-il pas vraiment…"

 "Je ne crois pas bien comprendre" répondit Romik, perplexe.

 "J'ai l'impression que les humains me surprendront toujours : pourquoi me poser une question dont tu connais mieux que moi la réponse ?" dit l'elfe en esquissant une fois de plus un sourire. Puis elle arrêta de sourire et pris un air plus sérieux.

 "Romik, tu dois sûrement savoir mieux que moi ce que Gwantholin éprouve pour toi. De plus, cela n'est pas censé me concerner."

Elle se dirigea vers les autres elfes.

 "Je dirais plutôt que tu n'as pas envie de t'en mêler, répondit Romik. Est-ce que j'aurais tort ?"

 "Certains problèmes ne peuvent se résoudrent que par ceux qui se les posent !" dit Aïnedegathel, éloignée de plusieurs pas de Romik, en élevant la voix. "Alors va de l'avant et prends confiance en toi !"

Romik resta sur place quelques temps, à méditer sur ce que Aïnedegathel lui avait fait comprendre. Gwantholin éprouverait-elle pour lui quelque chose de plus fort que de l'amitié ? C'était quelque chose à espérer…

Alors pourquoi s'être comportée d'une façon si étrange ce matin ?

Romik se résigna à rejoindre Aïnedegathel. Elle était avec les autres elfes. Cette fois, le camp était entièrement démonté et tous étaient prêts à partir.

Venjhitia s'avança vers Romik.

 "Romik de Stanok, à la demande de Gwantholin, voulez-vous nous accompagner jusque chez nous, ou bien préférez-vous partir pour rejoindre votre famille à Fnor Ingël ? Naturellement, nous vous fournirons des provisions."

 "Allons, c'est inutile, dit Aïnedegathel en se dirigeant vers le jeune homme, bien sûr qu'il vient avec nous. N'est-ce pas Romik ?"

Venjhitia réprimanda sa petite-nièce : "Aïnedegathel, ce n'est pas une décision à prendre à la légère. C'est à Romik et à lui seul de prendre cette décision qui peut être lourde de conséquences pour lui. Ce n'est pas ton envie qu'il nous accompagne qui doit influencer son choix. C'est à vous de répondre", acheva t-elle en se tournant vers lui.

 Romik réfléchit. Effectivement sa décision devait être jugée avec discernement. Il s'était séparé précipitamment de sa famille il y avait déjà plusieurs jours de cela. S'il acceptait d'accompagner les elfes, il ne retournerait sûrement pas à Stanok avant plusieurs lunes. D'une part, il mourait d'envie d'accompagner les elfes, d'autre part il y avait sa famille qui devait s'inquiéter pour lui. Et puis il y avait Avemenkel et sûrement d'autres elfes qui ne devaient pas voir d'un œil bienveillant sa présence parmi eux. Mais Gwantholin faisait pencher la balance dans l'autre sens. Si Aïnedegathel disait vrai, alors peut être Gwantholin éprouvait bien plus que de l'amitié pour lui. C'était peut-être la chance de sa vie…

Il regarda autour de lui et finit par trouver rapidement Gwantholin, quelques pas en face de lui. Il la regarda. Elle aussi le regardait. Romik avait beaucoup de mal à lire les émotions sur son visage – un trait caractéristique des elfes –. Il « l'interrogea » du regard pour savoir ce qu'elle en pensait.

Elle lui sourit.

Ce n'était pas un sourire provoqué par la joie. Non, ce sourire reflétait quelque chose de plus profond…

Romik se tourna vers Venjhitia.

 "Je serais très honoré et très heureux de vous accompagner." Comme pour confirmer, il ajouta : "J'accepte de venir avec vous."

Il regarda de nouveau Gwantholin.

Elle lui sourit.

Mais cette fois, c'était un sourire exprimant la joie.

Si Romik avait regardé Avemenkel plutôt que de regarder la gracieuse Gwantholin, il n'aurait probablement pas réagi de la même façon.

 Il aurait peut-être même refusé.

Chapitre 9

Ils avaient quitté le camp depuis environ une heure. Romik chevauchait à l'écart des autres, en retrait du groupe. Les voyageurs, au nombre d'une vingtaine, voyageaient silencieusement dans l'épaisse végétation de la forêt luxuriante. Quelques-uns d'entre eux échangeaient quelques paroles, mais ils restaient discrets. Romik montait une superbe jument, la même que la veille ; les deux lourds chevaux de trait avaient été relâchés mais ne semblaient pas accepter leur liberté. Ils suivaient à distance respectueuse le groupe sans être harnachés, comme les chevaux des elfes, d'ailleurs. Romik avait essayé de les faire fuir en leur lançant des pierres pour les effrayer, mais les deux bêtes le suivaient toujours, alors il avait abandonné cette idée.

Il était maintenant absorbé dans ses pensées et dans la contemplation de la forêt depuis plusieurs minutes, lorsqu'il fut tiré de sa rêverie.

 "Pardonnez-moi de vous déranger. J'aimerais m'entretenir avec vous" dit un elfe, en se mettant au niveau de Romik. La piste, assez large, permettait à deux chevaux d'avancer de front. Pourtant, tout le monde évoluait en file indienne.

 "Je vous en prie, je serais très heureux de discuter" répondit poliment Romik.

 "Pour commencer, je vais d'abord me présenter. Je me nomme Sergojvalitur Flèche Véloce."

 "Sergojvalitur Flèche Véloce, se répéta Romik pour lui-même afin de mémoriser le nom." Il dévisagea l'elfe pendant de longues secondes. Ce qu'il remarquait toujours en premier chez les elfes, c'était les oreilles : fines, sans lobe et se terminant en pointe au sommet. Ensuite il remarquait leurs yeux, toujours en amande. Sergojvalitur avait des yeux clairs, couleur noisette. Comme tous les elfes, il portait de longs cheveux fins ; les siens étaient bruns. En un sens, les elfes ressemblaient un peu aux humains. Ils avaient à peu près la même taille qu'eux, des cheveux de couleur similaire. Même leurs yeux étaient souvent semblables à des yeux humains, si ce n'est qu'ils étaient beaucoup moins ronds. De carrure, ils semblaient aussi plus frêles qu'eux –  Romik était le plus large d'épaule de tout le groupe alors qu'il n'avait pas encore tout à fait atteint sa taille adulte –.

Sergojvalitur, comme la plupart des autres, était vêtu d'une tunique ample, aux couleurs de la forêt : des nuances du vert clair au brun. Ses habits étaient assez simples, mais ils donnaient l'impression que ceux qui les portaient se fondaient dans le décor. Il portait aussi un arc taillé dans un jeune merisier passé en bandoulière et accompagné d'un carquois bien garni. Une épée courte, rangée dans un fourreau banal de feuilles tressées, pendait le long de sa cuisse.

 "Je suppose que cette appellation « Flèche véloce » ne vous a pas été donnée par hasard" annonça Romik en regardant l'arc.

 "Certainement ; je suis considéré comme bon archer, et bon chasseur de surcroît."

 "Ah ? Vous êtes chasseur alors ?"

 "Pas exactement. Je suis plutôt un ranger."

 "Un ranger ?"

 "Oui, peut être ignorez vous ce que c'est réellement."

Romik hocha de la tête en guise de réponse ; à vrai dire, il n'avait jamais entendu ce mot. Sur l'air que prenait l'humain, Sergojvalitur expliqua: "Il se peut que vous sachiez par contre ce qu'est un garde forestier. Notre métier est un peu comparable à celui-là. Vous devez sûrement savoir que les elfes sont proches de la nature, bien plus que la plupart des humains, sauf votre respect."

 "Oui, c'est ce qu'Aïnedegathel m'a fait comprendre."

 "Lorsqu'un elfe se sent beaucoup plus épris de la nature que la normale, il peut choisir de suivre une initiation pour être ranger. Les rangers savent bien sûr chasser. C'est généralement nous qui assumons l'approvisionnement en viande. Nous savons aussi, bien sûr, survivre dans les forêts puisque nous y passons la majeure partie de notre temps, souvent en solitaires."

 "Vous voulez dire que vous ne vivez pas en communauté ? Vous voyez rarement du monde alors ?"

 "Oui, enfin nous voyons peu d'elfes ; par contre nous voyons beaucoup d'arbres et d'animaux" dit Sergojvalitur, un sourire aux lèvres.

 "Cela doit quand même être difficile. Comment faites-vous pour assumer cette solitude ?"

 "C'est un choix de vie. Tout comme quelqu'un choisit de se marier et de consacrer son temps à sa famille, je me suis « marié » avec Dame Nature et je lui consacre presque tout mon temps."

Romik resta pensif quelques instants, puis : "Oui, je comprends un peu. Parlez-moi encore de votre métier, s'il vous plaît."

 "Les rangers ont aussi la tâche de protéger nos campements. Nous partons quelques fois en exploration pour plusieurs jours, afin d'être sûrs que tout se passe bien. Bien que les orcs n'affectionnent pas particulièrement la forêt, il arrive qu'ils passent par des lieux boisés, et même parfois sur nos territoires. Et, dans ces circonstances, nous nous arrangeons pour qu'ils ne posent aucun problème aux nôtres."

 "Mais ils sont bêtes, ils n'auraient qu'à vous éviter, ils n'auraient qu'à se débrouiller pour ne pas passer sur vos terrains" répondit Romik.

 "Assurément, les orcs sont bêtes, et ce, dans les deux sens du terme. Mais il faut aussi préciser que les orcs sont très sensibles à la lumière du jour. Par temps dégagé, ils évitent de s'exposer au soleil. Ceci est probablement une des causes de leurs incursions dans les bois."

 "Et… vous savez pister ?"

 "Evidemment, en tant que ranger et chasseur, je dois savoir pister, reconnaître les empreintes, savoir les interpréter, et cætera."

 "Et là, vous ne faites pas votre travail, puisque vous êtes en train de discuter avec moi ?"

Sergojvalitur émit un rire discret. "En tant normal, cet endroit est paisible et relativement sûr et nous connaissons assez bien ce chemin. De plus, qu'est ce qui vous fait croire que je suis le seul ranger du groupe ?"

 "Oui, vous devez avoir raison. Je dois vous paraître bien naïf avec de telles questions…"

 "Nullement. Cela s'explique juste par le fait que vous nous connaissez assez mal, et je ne puis vous blâmer pour cela. De surcroît, c'est en posant des questions que réside le meilleur des apprentissages. Si vous continuez ainsi, vous serez peut être un jour un grand sage, Romik, dit Sergojvalitur en souriant."

Romik éclata de rire. "Moi ?! un sage ?! Avec une longue barbe blanche, de petits binocles et des rides ? Je crois que j'ai encore le temps !"

Les deux compagnons rirent de bon cœur.

 "J'ai parlé de moi mais vous ne m'avez rien dit sur vous, Romik. Parlez-moi de vous si cela ne vous gêne pas."

Romik réfléchit pendant quelques instants puis il prit la parole : "Ma vie va vous sembler un peu simple, comparée à ce que vous, les elfes, vivez. Je vis à Stanok avec ma famille. Mon père et mon grand-père sont maîtres-artisans. Ils subviennent aux besoins matériels du village, avec le forgeron. Depuis un bon nombre de lunes déjà, je les aide dans leur travail, surtout depuis que l'âge de mon grand-père et les maladies qui en découlent le clouent au lit. Je crois que je finirai maître-artisan si je reviens à Stanok."

 "Il me semble que cette éventualité vous laisse marri."

 "En effet… La vie que je mène depuis quelques jours m'intéresse davantage pour le moment. Mais j'ignore toujours si ma place est ici. Enfin, peu importe. À propos, pourriez-vous me dire où nous allons plus précisément ? J'aimerais aussi être au courant de vos motivations. Gwantholin m'a parlé d'une menace en rapport avec les orcs mais je n'en sais guère plus."

 "Si on ne vous en a pas dit plus, il existe sûrement des raisons. Vous devriez en parler avec Venjhitia : elle est la plus avisée de notre groupe. Et si on ne vous a rien dit parce qu'on ne doit vous le dire, alors je ne puis vous aider. Ce ne serait pas à moi de vous en apprendre davantage."

Romik eut un petit rire amer. "Avemenkel m'a déjà répondu quelque chose du même genre."

 "Vous vous êtes entretenu avec lui ?"

Romik répondit affirmativement. A cela, Sergojvalitur sembla surpris.

 "Nous avons discuté un peu, hier. Mais curieusement, aujourd'hui, il s'est montré beaucoup plus distant. Oui, beaucoup plus", répéta Romik en songeant à leur « entretien ».

 "J'ai peut être une explication à cela, dit Sergojvalitur en baissant la voix. Je crois pouvoir vous en parler, car je ne vais pas vraiment trahir un de nos secrets."

 "Allez-y."

 "Vous avez très sûrement dû constater qu'Avemenkel apprécie peu les humains. Il peut même se montrer altier et dédaigneux vis-à-vis d'eux. Je ne crois guère qu'on puisse le changer. C'est un trait souvent caractéristique chez les elfes."

 "Oui, je m'en suis bien rendu compte. Mais je ne comprends pas pourquoi il s'était montré si amical, hier soir. C'est incroyable à quel point son attitude a pu changer."

 "Le vin aux fées."

 "Pardon ? Le vin des fées, vous dites ?"

 "Le vin aux fées est une boisson elfique. Nous nous en servons essentiellement lors de nos fêtes."

 "Comme lors de la cérémonie de départ, par exemple ?"

 "Exactement. Ce vin a des propriétés assez particulières. Il est très fort."

 "Vous voulez peut-être dire qu'il rend facilement ivre ?"

 "En quelque sorte, mais ce n'est pas tout à fait cela. De toutes façons, les elfes ne sont pas saouls de la même façon que les humains. Vous êtes plongés dans un état d'inconscience. Vous paraissez presque débiles lors de l'ébriété."

Romik sourit, il lui était déjà arrivé une expérience similaire. Lorsqu'il était petit, il avait vidé tous les fonds de verres de cervoise, lors d'un banquet. Une regrettable expérience…

 "Chez les elfes, l'ivresse est un peu différente. Nous sommes davantage plongés dans un état d'enfermement, d'introversion. Par contre, nous ressentons aussi des effets d'endormissement et des difficultés de digestion."

Romik pensa un bref instant à Sergojvalitur en train de rendre son repas, mais il était difficile de l'imaginer dans une posture aussi inconvenante.

 "Enfin, quoi qu'il en soit, le vin aux fées ne provoque pas vraiment ces sensations. Il nous rend plus heureux et pendant ces instants, nous oublions nos difficultés. Nous sommes plus tournés vers le bien d'autrui et devenons entièrement bienveillants."

 "… ce qui explique pourquoi Avemenkel était si sympathique ! s'exclama Romik."

 "Voilà, c'est cela. Pendant de brefs instants, vous étiez devenus amis."

 "Gwantholin, m'avait tendu une coupe d'un liquide rosé. C'était du vin aux fées ?"

 "Non, il est transparent comme de l'eau pure. De toute façon, elle ne vous en aurait jamais donné. Il ne faut pas que vous preniez cela mal, c'est juste que les effets du vin aux fées sont assez dangereux chez les humains. Cette boisson provoque chez vous des amnésies inquiétantes."

 "Oui, je comprends acquiesça Romik. Mais pourquoi n'a-t-il pas les mêmes effets chez les elfes et les humains ?"

Sergojvalitur soupira. "Qui pourrait bien le savoir ? Bien qu'humains et elfes soient assez similaires, ils n'en restent pas moins différents. Nous n'avons pas le même métabolisme. Ceci est une des explications."

 "D'accord, et pour les nains ?"

 "Oh ! Nous avons plus de points communs avec les humains qu'avec les nains, si cela peut vous donner une idée."

 "Je parlais pour le vin aux fées. Pour les effets produits sur les nains…"

 "Je vous demande pardon, je n'avais pas saisi la portée de votre question. Je n'ai jamais vu de nain boire du vin aux fées : c'est une boisson qui a une valeur presque sacrée et religieuse pour nous, et nous la réservons à de rares occasions. Mais je suppose que le nain type trouverait cela un peu fort et fade, et irait demander une cervoise ou un tord-boyau à la place. Ils ne sont guère sensibles à notre art gastronomique."

 "Vous semblez peu apprécier les nains. Les elfes en général mépriseraient-ils encore plus les nains que les humains ?" demanda Romik d'un ton sarcastique.

 "Ne dites pas cela !" répondit vigoureusement Sergojvalitur. Puis, se calmant, il reprit son visage confiant et sa voix paisible et poursuivit : "Les nains et les elfes sont physiquement forts différents, ce n'est un secret pour personne. L'un des seuls points communs que l'on puisse nous attribuer réside en nos intentions, généralement tournées vers le bien. Sinon, nous n'avons rien à voir avec eux."

Sergojvalitur se tut et demeura silencieux. Romik, lui non plus, n'eut pas envie de parler. Tout autour de lui était calme ; ce silence tranquillisant n'était perturbé que par le bruit que faisaient les chevaux. Mais ce bruit, lui aussi, était amorti, presque lointain, et produisait un effet apaisant. En tendant l'oreille, il entendait la faune et la flore à côté de lui : le gazouillis d'oiseaux, le bruissement des feuilles sous l'effet d'une légère brise. Il n'aurait pu déterminer quelle sorte d'oiseau chantait et il ne s'en souciait pas.

Il se sentait bien.

Puis il leva la tête et se mit à regarder autour de lui. La végétation s'était faite moins dense qu'auparavant. Les rayons de soleil étaient filtrés par les feuilles des arbres, ce qui était assez curieux : par endroits, il y avait une grande luminosité, et ailleurs, il faisait beaucoup plus sombre. Puis Romik se mit à baisser la tête, pour voir à sa hauteur. Il avait l'impression de remarquer les détails les plus insignifiants : la mousse envahissant l'écorce de vieux arbres, des limaces rampant entre des racines, des fourmis s'affairant à on ne sait quoi. A un moment, il put apercevoir un écureuil ; le petit rongeur regarda le groupe passer pendant un bref instant, puis il s'enfuit, sautant agilement de branche en branche.

 Romik aurait vraiment pu passer des heures dans cet état contemplatif. La nature était si belle, si envoûtante…

 Mais il se résigna à continuer à parler à Sergojvalitur, pour lui demander vers où ils se rendaient. Il se tourna pour lui parler, mais s'aperçut qu'il n'était plus là. L'humain était maintenant derrière tous les elfes, seul. En prenant appui sur ses étriers, il se dressa autant qu'il le put et aperçut Venjhitia à l'avant du groupe. Profitant du fait qu'ils étaient en train de traverser une clairière, il déporta son cheval vers la gauche. D'un coup de talon, il pressa sa monture afin d'arriver à hauteur de l'elfe. Une fois à côté d'elle, il l'appela.

 "Venjhitia…" dit timidement Romik. Elle resta impassible : elle ne semblait pas l'avoir entendu.

 "Venjhitia !" appela Romik un peu plus fort.

Enfin elle tourna sa tête, lentement, vers l'humain. "Qu'y a-t-il ?"

 "Oh ! pardon, je crois que je vous ai dérangée."

 "Ce n'est rien, j'étais perdue dans mes songes. Que vouliez-vous me dire ?"

 "Je me demandais où nous nous rendions. J'aimerais être tenu au courant. J'allai le demander à Sergojvalitur, mais je me suis aperçu qu'il n'était plus là."

 "Ne vous en préoccupez pas. Sergojvalitur a pour habitude de partir, sans prévenir. Nous le reverrons peut-être demain."

 "Ah, d'accord. Euh, pour ma question ?" Romik était mal à l'aise. A vrai dire, c'était plus Venjhitia elle-même plutôt que ses paroles qui le mettait mal à l'aise. Elle avait un regard pénétrant, comme si elle parvenait à lire chacune de ses pensées. Une sensation désagréable.

 Elle lui répondit : "Dans moins d'une heure, nous serons sortis de la Forêt aux Songes. Nous allons voyager en plaine durant plus d'une journée puis nous rejoindrons la Forêt Sombre."

 Romik prit la parole : "Euh, je crois qu'il y a une autre forêt, moins importante, entre ces deux-là. Et je crois aussi que vous préférez passer par des lieux boisés, même si ça prend plus de temps. Pourquoi vous ne passez pas par là ?"

 "Nous allons faire un léger détour par le sud afin de ne pas passer trop près de Dagriwil. A vrai dire, nous allons passer à peu près entre Dagriwil et Teruelig. Puis après, nous bifurquerons vers le nord pour rejoindre la Forêt Sombre."

 "Comme ça, on ne sera pas trop près de ces deux villes ? C'est bien ça ?"

 "Effectivement, vous avez deviné juste. Il vaut mieux que notre groupe évite de passer trop près d'habitations humaines. Nous ne passerions pas inaperçus."

 "Oui, je comprends. Et ensuite ?"

 "Ensuite nous progresserons dans cette forêt pendant quelques jours. En son cœur se trouve une communauté elfe qui y réside de façon permanente. C'est vers cette destination que nous nous dirigeons."

 "Et qu'est ce qu'on… qu'est ce que vous allez faire là bas ?"

 "Nous allons tenter de faire lire le parchemin que détient Gwantholin."

 "Oui, elle m'en avait parlé."

 Il progressèrent encore pendant quelques minutes en silence : Romik était bien trop mal à l'aise pour prendre l'initiative d'engager une conversation amicale. Alors il dévisageait Venjhitia, à la dérobée.

 Elle aussi était belle, comme toutes les elfes du groupe d'ailleurs. Ce ne fut qu'à ce moment là que Romik s'en rendit compte. Tous les elfes, quel que soit leur sexe, avaient un beau visage, bien qu'un peu étrange, et une noble allure. Mais si pour lui, tous les elfes se ressemblaient un peu, Venjhitia se démarquait quand même du groupe. Ses vêtements étaient assez similaires à ceux des autres et elle ne portait pas de marque distinctive, sauf un collier rouge et une bague à l'index de chaque main. Elle avait de longs cheveux, de couleur brune tirant un peu sur le roux. Sa chevelure avait été ramenée en arrière par un objet ressemblant un peu à un serre-tête. Il était fait d'argent massif et n'avait pas d'autre ornement, comme des pierres par exemple. Mais, par contre, Romik apercevait des gravures sur le serre-tête. Il était un peu trop éloigné de l'elfe pour pouvoir les distinguer clairement mais cet objet semblait finement ouvragé.

 Venjhitia avait de très beaux yeux, d'une couleur assez étrange : on aurait dit des yeux noisette, mais ils étaient très clairs, comme s'ils étaient un peu dorés. De plus, la vénérable elfe avait un regard très surprenant. Ce même regard semblait refléter plusieurs attitudes : tantôt la confiance, tantôt la fatigue, tantôt ce regard était animé d'une fougue intérieure sans pareil. Les elfes avaient beau être tous jeunes de corps, Romik avait la quasi-certitude que Venjhitia devait être plus âgée que la normale, car son regard lui rappelait par instants celui de son grand-père…

 Romik se résigna à tenter d'engager la conversation : "On est presque à la mi-jour et je n'ai pas mangé depuis hier soir, dit-il. On s'arrêtera bientôt ?"

 "Je n'avais pas prévu que nous fassions un arrêt ; mais si vous avez faim, il vous faudra bien manger."

 "J'ai encore des provisions dans mon paquetage. Je pourrai manger en cours de route, ce n'est pas la peine de vous déranger pour moi."

 "Bien, comme vous l'entendrez, Romik." Venjhitia avait achevé cette phrase comme si elle avait décidé que la discussion était close. Elle se remit à regarder dans le vide, droit devant elle, plongée dans ses pensées.

 Romik poussa un soupir, puis il incita sa monture à ralentir. Il se laissa dépasser par tous les cavaliers et, une fois qu'il eût rejoint la queue de la procession, il fit adopter à la jument la même vitesse que celle des autres montures. Il sortit de sa sacoche une grosse miche de pain, la fendit en deux et y logea des morceaux de viande séchée et de fromage. Il sortit aussi l'outre de vin qu'il avait acheté deux jours auparavant.

 La journée promettait d'être longue…